C’est un trou où se déversent déchets inertes et vieilles rognes. C’est un aveu à ciel ouvert d’une défaillance étatique qui dure depuis plus de vingt ans. A Avusy, dans la «champagne genevoise», une ancienne gravière symbolise à elle seule l’incurie de générations de politiques. Un projet de loi soumis au Grand Conseil promet d’y mettre fin, mais il faudrait, pour ce faire, régulariser une illégalité. Ou comment clore une prodigieuse «Genferei».

A l’origine, dans les années quatre-vingt, la Sablière du Cannelet était active dans l’extraction de sable et de gravier. Une fois son office rempli, l’entreprise s’est spécialisée dans le recyclage de déchets de chantier. Personne n’y aurait trouvé à redire, si le terrain en question avait été en zone industrielle. Mais, pour son malheur, il se trouve en zone agricole, ce qui rend cette activité illicite.

«Pas faits pour baisser les bras»

Les pieds dans son trou et la tête haute, Richard Maury, le propriétaire et patron de Maury Transports, a accepté la rencontre à son corps défendant, conscient de jouer son va-tout: «Si le parlement ne déclasse pas la zone, l’entreprise est morte, à moyen terme. Car notre activité de transport est dépendante du site.» A ses côtés, sa fille Audrey, repreneuse de la troisième génération, lance à son père ému: «J’y crois encore, nous ne sommes pas faits pour baisser les bras.» Les Maury ont la bénédiction du conseiller d’Etat Luc Barthassat, qui a concocté ce projet de loi prévoyant de déclasser le terrain. Avant lui, ni Laurent Moutinot, ni Robert Cramer, ni Mark Müller, n’avaient daigné se pencher sérieusement sur une issue à ce dossier.

Face à eux, droit dans ses bottes de maire, René Jemmely joue les Zorro sans masque. Ce trou maudit créateur de nuisances, il n’en veut plus: «Nous avons utilisé toutes les armes à disposition pour nous battre. Une procédure contre l’Etat est pendante devant le Tribunal administratif, en attendant que le Grand Conseil se prononce. S’il ne nous suit pas, on ira jusqu’au Tribunal fédéral».

Expulser ou régulariser

La menace est sérieuse, puisque sa commune est coutumière du fait: elle avait déjà recouru en 1998 auprès de l’instance suprême et gagné: les juges avaient annulé une autorisation de construire délivrée par le canton à la Sablière du Cannelet. Mettant celui-ci devant une alternative simple: expulser ou régulariser. Mais l’Etat avait préféré l’atermoiement, laissant prospérer l’entreprise, qui traite à ce jour un quart des déchets de chantier genevois (hors matériaux d’excavation), selon le Service de géologie, des sols et des déchets (Gesdec).

C’est sans doute cette importante proportion qui a incité le ministre de l’environnement, des transports et de l’agriculture à régler une fois pour toutes ce fâcheux dossier: «Genève ne dispose pas de nouveau site aussi important, capable de traiter 100 000 mètres cubes par année. Si le site devait être rendu à l’agriculture, qui va payer pour en établir un autre ailleurs, alors que le secteur ne dispose toujours pas d’installation de ce type? La situation est abracadabrante.» A Satigny, le bois de Bay pourrait accueillir une partie seulement de cette exploitation. Cette pénurie a conduit à devoir acheminer en France les matériaux générés par la construction du CEVA, faute de trouver leur tombe à Genève. Pour le ministre, il est sans doute plus aisé de tolérer un trou existant que de prendre le risque d’en creuser un ailleurs – on imagine déjà la joie de l’hôte désigné. Et le conseiller d’Etat de voler dans un même élan au secours de l’entreprise Maury: «Elle a été pionnière dans le traitement des déchets à une époque où on n’en parlait pas et elle a été d’accord dernièrement de réduire la zone impactée. Faut-il l’expulser en guise de remerciements, alors que ce site maintient l’équilibre d’une entreprise et celui du recyclage des déchets dans le canton? Non.»

«Un dangereux précédent»

A cette question, le maire d’Avusy répond le contraire: «Déclasser une zone dans l’intérêt d’une entreprise, c’est créer un dangereux précédent. Comment l’Etat peut-il cautionner un centre de recyclage illégal, le mitage du territoire et une concurrence déloyale vis-à-vis des autres entreprises? Son devoir est de restituer cette parcelle aux agriculteurs.» D’autant plus qu’un déclassement pourrait amener à Richard Maury une coquette fortune, puisque le mètre carré en zone agricole tourne autour des huit francs, contre 100 à 150 francs en zone industrielle. Soit, pour 40 000 mètres carrés, environ cinq millions de francs. Un argument réfuté par l’entrepreneur: «J’ai proposé un droit de préemption en faveur de la commune au prix du mètre carré agricole. Car mon but est de continuer à travailler, pas de réaliser une plus-value.»

Mais il en faut plus pour réduire au silence le pugnace magistrat avusien, qui fait encore valoir les éventuelles atteintes écologiques, «puisque l’Etat ne peut effectuer à la Sablière les contrôles de rigueur, l’activité étant illégale». «Faux, rétorque l’entrepreneur. Le Gesdec en effectue, mais ne peut pas nous demander de rapport d’impact préalable à une autorisation de construire.» Bienvenue dans la commune d’Ubu.

Recycler plus près des chantiers

En soulevant le doute écologique, le maire a visé juste. Car la commission de l’environnement du Grand Conseil a rendu un préavis négatif et le projet de loi est actuellement dans les mains de la commission de l’aménagement du territoire, assez partagée. En outre, certains députés PLR ont lâché Richard Maury. «Les déplacements en camions de cette entreprise sont tout sauf écologiques, estime François Lefort, député Vert et membre de ces commissions. Il faut aujourd’hui traiter les déchets au plus près des chantiers et réutiliser ceux qui s’y prêtent sur place.»

Faute d’avoir pris leurs responsabilités, les Exécutifs successifs mettent aujourd’hui le parlement sous pression. «Le Conseil d’Etat n’a pas fait son boulot depuis vingt ans et nous renvoie la patate chaude, regrette Serge Hiltpold, PLR. Nous devrons faire une difficile pesée d’intérêts, sans s’occuper des clivages gauche droite.» La liste est longue dans sa bouche, entrepreneur lui aussi: une commune qui fait valoir ses droits légitimes; l’avenir du recyclage à Genève, mais le besoin de terres agricoles; le sacrifice d’une entreprise qui fut novatrice, mais la prime à l’illicéité et l’inégalité de traitement. Et le député de conclure: «Tout finit par s’arranger, même mal.» C’est tout le bien qu’on souhaite à la Sablière du Cannelet.