Dans le couloir menant au bureau de Germaine Seewer, un mur expose les photos des derniers directeurs de la formation des cadres de l’armée: 48 hommes. Première femme à ce poste, première divisionnaire, la Valaisanne est une exception féminine dans un domaine hyper-testostéroné. Très peu médiatique, elle a accordé un rare entretien au Temps.

Le Temps: Pourquoi vous êtes-vous engagée dans l’armée?

Germaine Seewer: J’ai grandi dans un milieu et à une époque où le service et l’engagement volontaire pour la société allaient de soi. Personne ne m’a obligé à le faire, j’en avais simplement envie. Je trouvais important de m’engager pour la sécurité de mon pays.

Une femme en tenue de combat demeure rare aujourd’hui. Quelles ont été les réactions à l’époque?

Le regard des autres a beaucoup changé depuis mon premier jour. Nous sommes désormais acceptées, et c’est bien comme ça. Les jeunes d’aujourd’hui grandissent avec l’idée que les femmes peuvent tout faire, ce qui est une bonne chose. J’encourage les familles à leur apporter leur soutien. Pour dépasser les idées préconçues, il est nécessaire de pouvoir bénéficier de l’appui de son entourage.

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Votre genre vous a-t-il fait vivre des situations étranges?

Alors que j’étais engagée au Kosovo, je participais à une réunion à Pristina avec mon collaborateur de l’époque. A notre arrivée, un officier supérieur d’un autre pays s’est adressé directement à lui avec cette question: «Is she your assistant?» Il s’est tourné vers moi et a répondu: «No she’s my boss.» Ce n’est pas la seule fois que ça m’est arrivé.

Devrait-on instaurer un service militaire mixte à la norvégienne?

On ne peut pas comparer les deux systèmes. En Norvège, l’armée sélectionne ceux dont elle a besoin parmi l’ensemble de la population. En Suisse, l’obligation de servir ne concerne que les hommes. La question de savoir si nous voulons nous rapprocher du système norvégien est politique. Ce que je peux dire, c’est que le rôle donné aux femmes dans les pays nordiques n’est pas le même que chez nous. Ce qui fonctionne pour eux ne fonctionne pas forcément pour nous.

Mais que dites-vous aux jeunes filles?

En Suisse, tous les postes sont accessibles aux femmes qui souhaiteraient s’engager dans l’armée. Je les encourage à saisir les opportunités actuelles que nos mères et grands-mères n’avaient pas. Il faut ensuite que les hommes comprennent et acceptent les femmes qui s’engagent. En retour, les femmes doivent aussi saisir que les hommes n’ont, eux, pas le choix.

Vous avez repris la formation des cadres de l’armée. Quelle est votre vision?

Les leaders de demain devront savoir diriger, mais il faut aussi qu’ils fassent preuve de créativité, qu’ils soient flexibles et qu’ils parviennent à s’adapter aux évolutions de la société.

Les cadres militaires de demain seront en fait proches des cadres d’entreprise.

L’atout de notre système est que chacun amène son côté civil, ses expériences et son savoir-faire dans l’armée, et vice versa. Nous permettons à de très jeunes gens de faire des expériences de conduite extraordinaires. Et ils nous apprennent ce qu’ils ont appris en dehors de la caserne. C’est un win-win.

Le féminisme, le racisme ou l’usage de la force sont-ils discutés lors des formations?

Oui, bien sûr. L’extrémisme dans l’armée est étroitement surveillé et les cadres sont sensibilisés à ces thématiques. Nous ne sommes pas restés coincés au XVIIIe siècle. Nous sommes partie intégrante de la société d’aujourd’hui, nous ne pouvons pas fermer les yeux.

Cette nouveauté est-elle bien acceptée par tous?

Je crois que chacun d’entre nous a la possibilité d’évoluer. De nouvelles méthodes sont formulées, le matériel militaire change, les mentalités aussi. Le mélange entre générations, régions et professions fait en outre partie des plus grandes richesses de l’armée. Je tiens beaucoup à cet échange entre nos citoyens de tous âges.

Les sorties bien arrosées entre cadres qui ont suscité la polémique en 2018, c’est du passé?

La société évolue. Dans les vieilles entreprises familiales, un employé se voyait offrir un grand repas ou une montre après 50 ans de service. Ça ne se fait plus. Notre regard sur certaines traditions change, dans le civil comme à l’armée. Concernant ces événements, ils datent d’il y a plus de deux ans. Le chef de l’armée s’était à l’époque excusé et avait annoncé un changement de culture à l’interne.

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Passons au coronavirus. L’armée a subi un test lors de la mobilisation effectuée pour répondre à la crise. Mission accomplie?

Nos troupes ont très bien fait leur travail. A tous les échelons, l’armée était là. Elle a fourni les prestations demandées. Je suis très fière de la rapidité et l’efficacité avec lesquelles nous avons pu apporter notre aide.

Une preuve de l’utilité de l’armée?

Oui. Elle a montré qu’elle était prête. On l’a convoquée, elle est venue, et elle a fait son travail.

Ce qui est bon pour l’image des troupes suisses?

L’armée n’est pas intervenue pour son image mais parce que les cantons et le système de santé suisse l’ont appelée en renfort. Il y a cent ans, nous n’aurions pas parlé d’image.

La médiatisation de ce dernier engagement peut cependant avoir un effet positif. Pour convaincre les Suisses de racheter des avions de combat notamment?

Nous verrons le résultat en septembre. Mais j’espère effectivement que la population va dire oui. Pour être efficace, nous avons besoin de moyens. L’armée est un système global. S’il manque quelque chose, nous ne fonctionnons pas bien. Nous venons d’avoir une crise sanitaire mais cela ne veut pas dire qu’il faut oublier les autres risques. Nous devons anticiper. Comme une assurance incendie que l’on espère ne jamais devoir utiliser.

Avant la crise, votre nom a circulé pour reprendre la direction de l’armée. Etes-vous intéressée?

Ce n’est pas moi qui décide. Je poursuis mon travail tous les jours; nous verrons bien.

Qu’est-ce que cela représente d’avoir une première cheffe du Département de la défense, Madame Amherd?

Pour certains sujets, elle aura un autre regard. Mais un dossier reste un dossier, pour un homme comme pour une femme.

Travaillez-vous souvent ensemble?

Non, pas du tout. Il y a encore deux chefs entre nous. Nous avons toutefois une base commune: être femmes et haut-valaisannes.

Une réforme est en cours pour décourager le passage des militaires au service civil, qu’en dites-vous?

L’obligation de servir est dans la Constitution. Pour le reste, c’est à la politique de répondre.

Les femmes devraient-elles cependant avoir un meilleur accès au service civil?

C’est un service de substitution. Quoi qu’il en soit, là aussi, il s’agit d’une question politique.

A votre avis, comment se définit la hiérarchie?

J’ai mes idées, mais j’ai une fonction bien cadrée. L’armée doit être subordonnée au politique.

Pouvez-vous quand même me dire si vous avez participé à la grève des femmes?

Je ne suis pas descendue dans la rue. Mais cet engagement est nécessaire et je le salue. C’est grâce à ce type de mouvement que les femmes ont obtenu leurs droits. En ce qui me concerne, je considère que j’y participe en montrant chaque jour que les femmes peuvent atteindre des postes comme le mien.

Devient-on toujours un homme à l’armée?

Je pense que c’est une image un peu passée. Pour moi, en tout cas, ça n’a pas marché! (Rire)