Le Temps: Etes-vous surpris par l’agressivité de la campagne sur l’initiative «No Billag»?

Gilles Marchand: Pas complètement. Ce n’est pas la première campagne de votation touchant la SSR que je vis. Ce qui est nouveau pour moi, c’est la différence de tonalité entre la Suisse romande et la Suisse alémanique. En Suisse romande, je ressens la conviction profonde que le service public est nécessaire. Les francophones ont conscience que l’organisation de la vie en société passe par un certain nombre d’institutions. La SSR et la RTS en font partie. C’est beaucoup moins évident en Suisse alémanique, où le rapport à l’Etat est différent. Les institutions qui incarnent les pouvoirs publics y sont moins indiscutables.

Vous êtes Franco-Suisse. Le fait que vous ne parliez pas couramment l’allemand vous handicape-t-il dans ce débat?

Je ne suis pas un Suisse alémanique et je l’assume. Tout ne doit pas toujours être pensé en allemand dans ce pays. Le fait d’être francophone peut aussi être un atout: il permet de proposer une perspective différente. Cela dit, je peux vous rassurer: je comprends très bien l’allemand.

Comment avez-vous encaissé la critique féroce de la «NZZ», qui considère la SSR comme un «média d’Etat»?

J’ai pu constater à travers les courriers et les réactions sur les réseaux sociaux que cette critique n’était pas partagée par une bonne partie du lectorat de la NZZ, qui était stupéfait, voire consterné. Sur le fond, la SSR a un mandat qu’elle exerce de manière absolument indépendante. Nous ne recevons d’instructions d’aucune officine de l’Etat. Nous pouvons bien sûr critiquer les pouvoirs publics, de manière professionnelle et rigoureuse. Cette indépendance est essentielle pour la légitimité de la SSR, qui n’a vraiment pas de leçon à recevoir dans ce domaine. En ce sens, nous sommes l’exact contraire d’un média d’Etat.

Quels phénomènes l’initiative traduit-elle?

Elle traduit plusieurs mouvements de fond qui se retrouvent dans cet objet. Il y a d’abord l’arrivée d’une jeune génération qui a été biberonnée au numérique et à l’interactivité. C’est la génération d’un individualisme aigu qui s’exprime en disant: «Je ne paie que pour ce que je consomme.» Elle se distancie d’un engagement solidaire et collectif. Il s’agit d’un mouvement sociologique puissant qui traverse toute l’Europe.

Et sur un plan plus suisse?

La Suisse est un petit marché extrêmement compétitif et entièrement couvert par les acteurs internationaux. Dans ce contexte, il y a une tension grandissante entre acteurs privés et publics. On aborde ici les questions de subsidiarité: le public ne devrait s’occuper que de ce que le marché ne peut pas financer. Une approche très compliquée dans un petit pays comme le nôtre, partagé en différents marchés linguistiques de puissance inégale.

Dans votre entreprise, le climat est anxiogène. Que faites-vous pour rassurer les gens?

Il est normal que nos collaborateurs soient inquiets, car c’est leur emploi qui se joue très concrètement dans cette votation. Je comprends qu’ils vivent mal ce débat, qu’ils ressentent comme assez injuste dans la mesure où la qualité de leur travail n’est pas vraiment contestée. Au contraire, même, le public apprécie les programmes. Nous communiquons donc beaucoup à l’interne, en rappelant que la liste des opposants à l’initiative, qui comprend de nombreux acteurs culturels, politiques, économiques et sportifs, est vraiment imposante.

Ces dernières années, la SSR a été incapable de se réformer de l’intérieur. N’êtes-vous pas responsable de l’arrivée d’une initiative si extrémiste?

C’est un peu réducteur. En comparaison européenne, la SSR a par exemple parfaitement su accompagner le public qui s’est déplacé sur le Net. Dès 2001, la TSR d’alors a été pionnière en proposant des formats adaptés à ce vecteur.

Alors, que n’avez-vous pas su faire?

Peut-être que nous n’avons pas assez dialogué avec la société, expliqué ce que nous faisions et pourquoi. Il est aussi possible que nous n’ayons pas suffisamment remis en cause nos processus de production. J’assume bien sûr une part de responsabilité. Mais je peux vous dire une chose: tous les pays qui nous entourent regardent cette initiative «No Billag». Pas un seul d’entre eux ne pense qu’il pourrait affronter avec sérénité une telle initiative. Et si nous gagnons ce vote, nous deviendrions le seul service public au monde validé par le suffrage universel!

Depuis la libéralisation du paysage audiovisuel dans les années 80, la SSR a créé une deuxième chaîne de TV dans chaque région et dix chaînes de radio. N’a-t-elle pas trop grandi?

La société s’est atomisée et les besoins du public se sont de plus en plus profilés. Nous avons essayé d’y répondre dans le cadre de notre mandat de service public généraliste. C’est tout. Et depuis dix ans, la seule nouvelle chose que nous ayons vraiment faite, c’est de reproposer nos programmes sur Internet.

Tout de même, n’avez-vous pas dépassé votre mandat avec ces offres toujours plus spécifiques?

A chaque disruption médiatique, il y a eu des psychodrames. L’arrivée de la télévision a été une source de conflit avec les éditeurs, notamment lorsqu’elle a pu offrir de la publicité dans les années 60. Aujourd’hui, la concurrence se déroule sur le Net. Tout le monde se retrouve sur ce même créneau, à une époque où les journaux vivent une crise de leur modèle d’affaires. C’est cela l’enjeu, pas le nombre de chaînes.

Parlons du divertissement. Le service public doit-il offrir une émission sur les people comme «Glanz und Gloria» en Suisse alémanique?

C’est une question légitime. Le service public doit offrir un divertissement qui s’intéresse à la Suisse, qu’on ne trouve pas sur les chaînes étrangères. Si Glanz und Gloria parle de personnalités suisses, pourquoi pas? Voici quelques années, nous avons produit The Voice à la TV alémanique, et cela a été un immense succès. Mais ce format ne se distinguait pas assez de ceux des chaînes privées allemandes. Nous l’avons donc arrêté.

Et «Les Coups de cœur d’Alain Morisod»?

Parmi d’autres, c’est un symbole de «suissitude», un repère pour une partie du public, certes plutôt âgée, de Suisse romande! Et on parle de trois ou quatre rendez-vous par année.

Les séries étrangères se justifient-elles encore?

Ce n’est pas la priorité, effectivement. Mais il faut nuancer. Il y a les séries étrangères de haute valeur artistique comme Victoria (Royaume-Uni) ou Nobel (Norvège), que je recommande à vos lecteurs. Là, oui, cela se justifie, particulièrement pour les séries européennes. Il est normal que nous les programmions. Et puis il y a les grandes séries américaines de premier rideau, que l’on retrouve partout, comme Les Experts. Ici, le service public peut certainement diminuer leur présence. Et il le fait.

La SSR ne diffuse-t-elle pas trop de sport?

L’accès libre au sport est très apprécié. Nous le proposons pour deux raisons. D’abord, c’est un des seuls ingrédients de programme qui permet de rassembler le pays, au-delà des langues. Ensuite, le sport exige le direct, ce qui est très important pour la télévision.

Vous tournez sur un gros budget de 1,6 milliard par an. Y a-t-il une vraie culture de l’efficience à la SSR?

On peut toujours faire mieux, bien sûr. Mais il faut comparer la SSR aux services publics des pays européens, qui ont le même type de mandat et de production. Et là, la SSR est considérée comme une entreprise très efficiente par ses pairs européens. Notamment compte tenu de sa production en quatre langues.

N’abusez-vous pas de l’argument de «la SSR, facteur de cohésion nationale»?

Qu’entendez-vous par «abuser»?

Prétendre par exemple que «sans la SSR, la Suisse s’effondrerait».

Je n’ai jamais affirmé cela, ni prétendu que les Alpes allaient disparaître avec la SSR! En revanche, je dis que sans la SSR, c’est une certaine idée de la Suisse qui meurt. Une Suisse qui cultive la solidarité audiovisuelle et culturelle entre régions. La SSR s’engage et contribue à cette cohésion nationale, même si elle n’en a pas le monopole.

Craignez-vous une berlusconisation du paysage médiatique suisse si l’initiative «No Billag» est approuvée?

C’est une expression trop réductrice, il y a aussi des chaînes privées qui proposent des émissions de qualité.

C’était pourtant la grande thèse de votre prédécesseur, Roger de Weck!

Là, vous parlez avec moi. Si la SSR disparaît, que pourrait-il se passer? En Suisse alémanique, une ou deux chaînes de télévision privées essaieraient de se développer en proposant les programmes les plus populaires possibles pour attirer un maximum de publicité, puisqu’elles n’auraient pas de financement public. Il y aurait un énorme appauvrissement de l’audiovisuel en Suisse, particulièrement dans les régions romandes et italophones. On peut aussi imaginer l’émergence de certaines offres, de type Fox News, avec une perspective politique claire. Je doute fort que tout cela permette à notre pays de continuer à cultiver ses spécificités audiovisuelles, si importantes sur le plan culturel.

Comment allez-vous sauver le service public dès le 5 mars prochain si c’est oui à «No Billag»?

Nous ne pourrons pas le sauver avec un oui. Nous devrons démanteler la SSR de manière plus ou moins organisée et rapide. Cela aura un impact considérable, pas seulement sur nos 6000 collaborateurs qu’il faudra licencier, mais aussi sur tous ceux avec qui nous travaillons, ce qui fait environ 7000 emplois supplémentaires. Il faut vraiment lire en détail le texte de l’initiative. Il n’y aurait aucune façon de maintenir un financement public pour l’audiovisuel, sous quelque forme que ce soit. C’est un mensonge que de prétendre le contraire.

Mais n’est-ce pas votre tâche de directeur général que de pérenniser le service public?

Bien sûr. Mais ma responsabilité professionnelle est aussi de dire ce qui est possible, réaliste et ce qui ne l’est pas. On ne doit pas jouer avec un tel enjeu, avec le public. C’est pourquoi j’essaie de bien expliquer les conséquences, comme je le fais avec vous aujourd’hui. Et si le peuple décide de voter oui à «No Billag», nous devrons évidemment appliquer sa décision. Le Conseil fédéral et Doris Leuthard ont été très clairs à ce sujet.

Comment consommera-t-on les contenus de la SSR dans dix ans?

Merci de me permettre de développer ma vision des choses! A terme, j’imagine qu’il y aura moins de canaux linéaires classiques en télévision et en radio. Peut-être un par média, dans les trois grandes régions, avec des rendez-vous, notamment d’information et de sport, en direct. Mais avec, à côté de cela, un vaste portail numérique ouvert à tous, à la demande, avec des contenus originaux par thèmes et des archives que nous reproposerons.

En quoi consistera cette plateforme à la carte?

Nous alimenterons, avec nos contenus, une vaste plateforme numérique et nous la proposerons sur de nombreux vecteurs, connectés les uns aux autres, fixes comme mobiles. Le public suisse pourra aller y chercher les thèmes qui l’intéressent, grâce à des outils de recherche très performants, notamment vocaux, et des recommandations adaptées aux goûts individuels. Ces recommandations sont bien entendu non contraignantes. Notre offre sera de plus en plus spécifique par rapport à celle des acteurs privés et internationaux. En ce sens, elle cultivera notre relation à la Suisse, mais de manière ouverte et intégrative.

Un exemple, s’il vous plaît! Un cinéphile qui a aimé «L’Ordre divin» de Petra Volpe pourra-t-il découvrir tout ce que cette réalisatrice a fait auparavant?

C’est l’idée, oui. Vous vous connecterez sur la plateforme de la RTS consacrée au cinéma suisse et pourrez visionner tous ses films dont nous avons les droits. Nous avons numérisé toutes nos archives précisément pour qu’elles soient utilisées.

Le récepteur de télévision disparaîtra-t-il des foyers?

Le poste de télévision deviendra en tout cas totalement secondaire. Chacun choisira ses écrans, leur mobilité, leur grandeur et leur souplesse. Demain, nous fixerons sans doute nos écrans avec une punaise sur un mur! D’autres écrans émergeront dans le paysage urbain. Et nos objets domestiques, tous interconnectés, pourront recevoir et diffuser des programmes. La technologie sera secondaire car disponible partout. Ce sont les contenus que nous proposerons qui seront la clé. Et tant mieux!

Comment sera financée la SSR de demain?

C’est un vaste débat qui ne fait que commencer. Il sera toujours plus compliqué d’imposer une redevance contrainte aux futures générations «pay per view». Nous sommes prêts à travailler, à proposer des variantes. Mais dans l’immédiat, j’espère que la population renouvellera sa confiance en un service public qui fait entendre la petite musique suisse loin à la ronde et qui cultivera davantage sa différence par rapport aux plateformes payantes.


Le questionnaire de Proust

Si vous pouviez changer quelque chose à votre biographie?

«Il a étudié quelques années à Zurich, où il a obtenu son master de sociologie… en allemand.»

Si vous étiez un animal?

Disons qu’en ce moment, à la tête de la SSR, il faut se battre comme un lion!

Une émission qui a marqué votre enfance?

Je me souviens très bien des «Shadoks», avec la voix de Claude Piéplu. Nous regardions cela en famille, à Paris, dans les années 70.

Le livre que vous emporteriez sur une île?

Peut-être «Les Mémoires d’Hadrien», de Marguerite Yourcenar. Une belle réflexion sur le pouvoir et la vie. Mais plutôt un bloc-notes vierge pour les notes que je prendrai.

Votre objet le plus précieux?

Des objets précieux, il y en a trop pour que je puisse en choisir un. Mais le plus utile actuellement est certainement mon smartphone.

Le talent que vous n’aurez jamais?

Le multilinguisme parfait: quatre ou cinq langues totalement maîtrisées, ce serait le rêve.

L’application que vous consultez le plus souvent sur votre portable?

RTS Info, sans aucun doute.

 

Légendes des quatre photos

 

En tant qu’expert pour la Fédération internationale des éditeurs de journaux dans les années 90, Gilles Marchand court le monde pour défendre ses pairs. (photo 2, en Jordanie, ou 4 à Douala, au Cameroun)

 

Le directeur de la TSR en compagnie du ministre de la Communication Moritz Leuenberger lors de la Fête fédérale de lutte en 2001 à Nyon.

 

A la tête de la TSR, Gilles Marchand prépare le service public à affronter les défis de la révolution numérique. Ici avec Jean-Philippe Rapp et Raymond Vouillamoz.

 

La SSR de demain? «Une TV et une radio linéaires réduites, complétées par une vaste plateforme numérique proposée au public sur de nombreux vecteurs, fixes comme mobiles.» (choisir une photo actuelle prise lors de la conférence de presse du 6 octobre 2017 à Berne)