«Gruyère AOC: les Etats-Unis sont notre plus grand marché après la Suisse»
Emmi
En biffant le nom «gruyère» pour ses produits américains, le groupe laitier parle de désavantage face à ses concurrents
La polémique autour du «Gruyère Grand Cru» produit aux Etats-Unis par le groupe laitier suisse Emmi s’est apaisée. Les défenseurs du gruyère AOC ont, par une forte mobilisation, notamment des parlements cantonaux fribourgeois et vaudois, eu gain de cause. Emmi renonce à l’appellation «gruyère» pour son «Grand Cru» produit à Monroe dans le Wisconsin. Mais qu’en est-il de la stratégie de la société de Lucerne aux Etats-Unis et du marché américain du fromage? Responsable de la division Marché international chez Emmi, Matthias Kunz s’en explique.
Le Temps: Vous avez décidé de renoncer à l’expression «gruyère» pour vos fromages «Grand Cru» aux Etats-Unis. Pourquoi avoir cédé à la pression des défenseurs du gruyère AOC?
Matthias Kunz: Le scénario de renoncer à l’expression «gruyère» pour nos marques de fromages américains n’était pas nouveau pour nous. Le sujet s’est avéré très sensible, surtout en Suisse romande. Le débat est devenu purement émotionnel. Il était difficile d’avancer nos arguments rationnels en Suisse. Après des discussions avec l’Interprofession du gruyère, dont nous sommes membres et partenaires, il était clair que nous allions trouver un accord. Nous allons cependant continuer à produire une vingtaine de spécialités de fromages dans le Wisconsin, dont trois «Grand Cru». Nous allons renoncer à utiliser le nom «gruyère» à partir de mai 2013, même si cette catégorie de fromage est cotée aux Etats-Unis.
– Les réactions vives vous ont-elles surpris?
– Oui et non. On s’y attendait jusqu’à un certain degré. Mais il y a huit ans, on a déjà pris les devants après que les négociations avec l’Union européenne et la demande d’AOC (appellation d’origine contrôlée) pour le gruyère ont abouti. On s’est dit qu’il serait bien, à long terme, d’avoir une marque alternative au gruyère en Amérique. Nous avions décidé d’enregistrer l’appellation «Grand Cru». C’est sur elle que nous misons désormais.
– A quoi sert, selon vous, l’AOC pour le gruyère?
– La législation AOC permet à l’Interprofession du gruyère de combattre les autres fromages vendus sous le nom de «gruyère». Il est d’ailleurs ironique de constater que c’est Emmi qui a entamé le processus d’enregistrement de la marque «gruyère» aux Etats-Unis. Une société européenne (finlandaise) exportait du fromage en Amérique sous la dénomination: «gruyère importé». C’était à notre avis peu souhaitable pour le positionnement du gruyère AOC, car les Américains pouvaient avoir l’impression que ce fromage européen était importé de Suisse.
– Au vu de votre argumentaire, il est difficile de comprendre pourquoi Emmi produisait du gruyère aux Etats-Unis alors que l’AOC impose une zone de production géographique très limitée…
– Je ne vois pas les choses ainsi. Aux Etats-Unis, les deux produits sont totalement différents. Le gruyère AOC a une qualité extraordinaire. Les Américains qui se soucient de cet aspect achètent du gruyère AOC parce qu’ils aiment un fromage de très haut standing et sont prêts à en payer le prix. Les consommateurs qui achètent le «Gruyère Grand Cru» produit dans le Wisconsin ont un profil totalement différent. Ils sont parfois soucieux de soutenir l’économie locale. Ce fromage est d’ailleurs en grande partie vendu aux restaurants comme ingrédient. Il est donc déjà râpé. La réputation des fromages importés de Suisse diffère totalement de celle des fromages produits aux Etats-Unis. Il n’y a pas de raison d’avoir peur d’une concurrence entre les deux produits.
– En Suisse, vous êtes pourtant accusés par certains d’avoir commis une faute éthique. Un reproche que vous acceptez?
– Pas vraiment. Nous avons des arguments rationnels. Nous sommes membres de l’Interprofession du gruyère. Nous sommes le plus grand affineur de gruyère AOC de Suisse et avons investi plus de 35 millions en Suisse pour accroître nos capacités. En dix ans, Emmi a réussi à doubler les ventes de gruyère AOC aux Etats-Unis. Nous exportons 80% des 2600 tonnes de gruyère exportées en Amérique (ndlr: sur les 4373 tonnes de fromage suisse exportées en 2011) qui est devenue le premier marché de gruyère AOC à l’étranger devant l’Allemagne et la France. C’est Emmi qui a développé le marché du gruyère AOC aux Etats-Unis. Nous avons atteint des chiffres records avec l’AOC en 2010. Et même quand le taux de change était défavorable, nous avons continué à exporter ce fromage pour maintenir sa position sur le marché américain. On peut difficilement nous accuser de vouloir porter préjudice à ce produit. C’est pourquoi nous aimerions un peu plus de compréhension (rires). Mais le problème est désormais résolu.
– Ce qui vous a poussés à utiliser l’appellation «gruyère», c’est, dites-vous, l’âpre concurrence sur le marché du fromage aux Etats-Unis.
– Nous avons utilisé une dénomination qui correspond aux Etats-Unis à une catégorie de fromages. L’Amérique ne connaît pas les AOC. Les concurrents utilisent le nom gruyère tous azimuts. En lâchant cette dénomination, nous sommes désavantagés par rapport à la concurrence. Nous sommes un très petit acteur sur le marché américain. Difficile de prédire ce que les concurrents vont faire. Il n’est pas impossible qu’ils soient plus agressifs en recourant davantage à l’appellation «gruyère». Nous devrons compenser ce désavantage comparatif en lançant d’autres initiatives et en développant des niches. Précisons une chose: ce n’est pas la faute d’Emmi si le gruyère n’est pas protégé aux Etats-Unis, c’est l’échec de l’industrie fromagère suisse qui n’a pas su, voici une dizaine d’années, faire ce qu’il fallait pour le protéger.
– Quelles perspectives offre le marché américain?
– En dehors de la Suisse, c’est notre marché le plus important. Mais pour y vendre des fromages suisses importés tels que le gruyère AOC, il faut avoir une position très forte sur le marché. C’est pourquoi nous avons acheté, en 2009, une société américaine reconnue, Roth Käse. Cette dernière a une vraie compétence dans le secteur alimentaire, est très bien introduite dans le circuit des chaînes de restauration et de la grande distribution. Cela nous a donné une force de frappe beaucoup plus importante en termes de vente dont le gruyère AOC peut profiter. Notre part de marché dans le secteur du fromage aux Etats-Unis est petite, mais notre stratégie se concentre sur les fromages de niche. Le consommateur américain est très curieux, ouvert. Il aime connaître l’histoire des fromages qu’il achète.
– Produire du gruyère américain, n’était-ce pas une manière de s’affranchir du problème des contingents?
– C’est vrai que les Etats-Unis appliquent toujours des quotas par types de fromages. Il n’y a pas de libre-échange dans ce domaine. Les quotas pour le gruyère AOC sont très limités. Les taxes douanières au-delà des quotas sont élevées. Emmi utilise toujours le contingent jusqu’au dernier kilo.
– Vous allez investir 40 millions près de Monroe dans le Wisconsin pour augmenter vos capacités de production. Quels sont vos objectifs?
– Nous allons continuer à produire les 20 fromages actuels. Pour l’heure, la production à Monroe est d’environ 4000 tonnes. Avec la nouvelle fabrique, nous pourrons produire nettement plus. Mais le changement va se faire par étapes. Nous avons commencé à construire les fondations de la fabrique. Celle-ci devrait être terminée au printemps 2013.
– Cherchez-vous à promouvoir le gruyère AOC aux Etats-Unis?
– Nous discutons régulièrement avec l’Interprofession du gruyère et nous engageons à tout faire pour enregistrer le gruyère AOC aux Etats-Unis afin qu’il soit protégé. Si un jour cela devait arriver, nous en serions ravis. Les mêmes règles s’appliqueraient alors à tout le monde, y compris à nos concurrents, et nous ne souffririons pas d’un désavantage comparatif.
– L’Amérique va-t-elle un jour reconnaître les AOC?
– L’espoir fait vivre. Le combat sera difficile car le lobby du lait est très puissant et très bien organisé. Cela va prendre du temps, mais si on se bat chaque jour, on peut y arriver.