Mirna Feghaly s'est fait une raison. Elle ne passera pas ses vacances d'été en famille à Beyrouth. Ce mercredi, comme chaque jour depuis le début de la guerre au Liban, elle souffre de se sentir impuissante par rapport aux siens, qui sont restés là-bas. A l'heure du déjeuner, cette mère de famille d'origine libanaise trouve un peu de réconfort à la librairie arabe L'Olivier, nichée au cœur du quartier populaire des Pâquis à Genève. Avec Alain Bittar, le patron, et les autres clients, Mirna Feghaly peut partager sa douleur.

«Cette guerre est insensée»

Pendant que son jeune fils va et vient dans la boutique richement fournie en livres, disques compacts et cassettes, Mirna Feghaly écoute son libraire libanais: «Rien ne justifie les actes israéliens qui ont été commis au Liban. Les morts civiles, les destructions, le blocus du pays: rien n'a de sens! Les raisons invoquées ne sont que des mauvaises excuses!», affirme Alain Bittar, 53 ans.

L'Olivier n'est pas le seul établissement à accueillir les réunions informelles de la communauté libanaise de Genève. Dans le quartier voisin de Saint-Gervais, l'épicerie Lyzamir, tenue par Malek El-Khoury, regorge des parfums et épices du Liban. Au centre du magasin, un pigeon picore les grains de blé empilés dans des sacs de jute. Mais la gaieté du lieu n'y fait rien: le patron, un ancien humanitaire qui a vécu la guerre de 1982, est dévasté.

«Comme un goût de sang»

Car Malek El-Khoury, 50 ans, n'a pas eu le temps de se remettre de ce traumatisme. La voix gorgée d'émotion, il confie: «Je pensais que les séquelles avaient disparu. Mais là, tout remonte: les souvenirs, les cauchemars. Parfois, je ne peux plus manger. J'ai l'impression d'avoir un goût de sang dans la bouche.»

Le propriétaire du Lyzamir, tout comme celui de L'Olivier, peste contre les médias helvètiques. Pour Malek El-Khoury, «les Suisses ne sont pas assez informés sur la situation au Liban. Les gens ont souvent une manière simpliste de voir les choses. Il faudrait mener un véritable travail d'information. Cela intensifierait peut-être la solidarité financière.»

«Si difficile à imaginer...»

Alain Bittar estime également que certains Suisses ont tendance à juger trop hâtivement la situation des Libanais: «Les gens ici ne peuvent pas s'imaginer la guerre. Ils comptent les morts, mais ils ne voient pas toutes les destructions collatérales. Il faut leur montrer du concret», affirme-t-il.

Si les Libanais de Genève ne subissent pas les conséquences directes de la guerre, ils expliquent qu'ils sont tout de même touchés dans leur quotidien. A la libraire L'Olivier, les livres n'arrivent plus. «A cause du blocus, je ne reçois plus de matériel», affirme Alain Bittar, en se pressant de passer une commande. Avant qu'il ne soit trop tard.

Dans les épiceries orientales, le stock commence à s'épuiser et la rareté de certaines denrées fait grimper les prix. «Espérons que les clients continueront à acheter par solidarité», s'inquiète Malek El-Khoury.

«Réunis pour une seule cause»

Même s'il vit à Genève, le patron du Lyzamir s'engage pour le Liban: Malek El-Khoury fait partie du Comité de coordination des citoyens et amis du Liban. Cela fait quelques semaines que l'association organise des manifestations sur le pont du Mont-Blanc, et devant l'Organisation des nations unies.

Ce mercredi à 18 heures, les militants ont choisi la place du Molard, au centre-ville, pour manifester leur colère. Au sein de ce comité, il n'y a pas de distinction politique, ni religieuse, affirment ses membres. «On n'est pas tous d'accord à la base. Mais aujourd'hui, devant l'urgence, on est réunis autour d'une seule cause: le Liban.»

«Le monde nous abandonne»

Une poignée de manifestants gravite autour d'un stand. Des photos d'enfants blessés et de villages détruits y sont affichées. Les militants visent «l'arrêt des agressions israéliennes au Liban, tout en sensibilisant les Suisses à la réalité de la guerre». Car les manifestants se sentent délaissés par la communauté internationale.

C'est en tout cas le sentiment de Rachid*, âgé d'une quarantaine d'années: «Nous regrettons que les Européens n'aient réagi qu'après le massacre de Cana. Des massacres de civils ont pourtant été perpétrés dès le premier jour de la guerre!» A quelques mètres, Walid Hakim renchérit: «Nous sommes écœurés par l'attitude du reste du monde, qui nous abandonne à notre sort. Qu'attendent-ils pour intervenir?»

A la place du Molard, une politicienne trouve tout de même grâce aux yeux de nombreux Libanais: Micheline Calmy-Rey. Le discours prononcé par la conseillère fédérale socialiste le 1er août a fait sensation. Rachid* ne tarit pas d'éloges: «Micheline Calmy-Rey a pris un risque en donnant son opinion tranchée. Elle a su dénoncer les actes de barbarie. Nous l'en remercions.»

Mais la lassitude reprend vite le dessus. Les Libanais sondés à Genève soulignent les limites de l'action de la conseillère fédérale. Le matin déjà, à la librairie L'Olivier, la mère de famille Mirna Feghaly soupirait: «La marge de manœuvre de la Suisse est mince. Pendant que la guerre se poursuit au Liban, elle reste, hélas, aussi impuissante que l'Europe.»

*Prénom fictif.