Guerre des tranchées entre la justice et le Conseil fédéral
Unanime, la presse suisse s’inquiète ce matin de la tournure rocambolesque qu’a prise l’affaire Tinner jeudi. «Grotesque», «absurde», «délirant»: les éditorialistes ne mâchent pas leurs adjectifs
Tinner? «Une affaire de barbouzes devenue explosive», commentent dans un style fleuri la Tribune de Genève et 24 Heures: «La perquisition totalement inédite qu’a menée hier la justice dans les locaux de la police fédérale n’est qu’une escarmouche dans ce qui ressemble de plus en plus à une guerre entre les trois pouvoirs fédéraux: justice, parlement et Conseil fédéral. Il y a deux ans, personne n’aurait imaginé que cette histoire de barbouzes helvétiques à la solde de la CIA déclencherait un tel affrontement.» Mais le dossier Tinner est bel et bien «revenu dans la figure» des sept sages avec, en face, «une justice et un parlement qui montrent les dents, bien décidés à défendre leurs prérogatives». Dans d’autres pays, il est de coutume dire que des têtes ministérielles auraient déjà sauté et cette affaire «été définitivement classée «secret-défense». L’affrontement promet par ailleurs «d’être saignant» dans ce «développement sensationnel» constitué par le «bras de fer entre le Conseil fédéral et le pouvoir judiciaire», selon le Corriere del Ticino.
«Qu’adviendra-t-il des plans de construction d’armes nucléaires exigés par la justice dans l’affaire Tinner?» se demande pour sa part Le Courrier, journal pour lequel le gouvernement est «toujours plus seul». «Difficile de pronostiquer l’issue de ce feuilleton après le rebondissement spectaculaire d’hier», ce «alors que le Conseil fédéral s’est entêté dans sa volonté de détruire ces pièces à conviction» et alors que la justice «a montré les crocs». Car cette Police judiciaire fédérale «perquisitionné [e] par la police cantonale bernoise… sur ordre des juges d’instruction, mais contre l’avis du gouvernement», c’est «du jamais vu». Mais le gouvernement craint-il que quelqu’un ne mette la main sur ces plans de fabrication d’armes nucléaires? «Dame! s’exclame le quotidien genevois de gauche: les coffres de la Confédération seraient-ils aussi peu fiables que le secret bancaire? L’argument ne convainc pas. […] Du coup, les regards se tournent vers les Etats-Unis. En ordonnant une première fois en 2007 la destruction de toutes les pièces à conviction – dont une partie a par hasard survécu – le Conseil fédéral a-t-il cédé aux exigences et aux pressions de l’Oncle Sam? Ailleurs, il devrait rendre des comptes. En Suisse, il se permet une crise d’autorité.»
Pour La Liberté, c’est un «développement rocambolesque» que connaît cette affaire, carrément qualifiée de «grotesque» par les Schaffhauser Nachrichten. Pour la Südostschweiz, c’est «une pièce de théâtre toujours plus absurde». Pour la Neue Zürcher Zeitung, une «escalade dans la querelle» qui a permis la naissance d’«un hybride au cœur des autorités pénales». Quant au Tages-Anzeiger, dans un éditorial commun avec le Bund intitulé «un Conseil fédéral au pouvoir délirant», il écrit qu’«on peut sérieusement craindre que le gouvernement de ce pays ait perdu le sens des réalités». Et de parodier le président Hans-Rudolf Merz qui, «tel le Roi Soleil», a tenté de se défendre hier sur la radio alémanique: «Pas d’opposition! Schluss, basta! L’Etat, c’est nous [en français dans le texte], nous sommes l’Etat de droit!»
Mais «justement pas!» répond le commentaire outré du Tagi, qui montre aussi une intéressante infographie de cet imbroglio politico-judiciaire, lequel met en scène des «événements qu’on pourrait croire impossibles dans un Etat de droit comme la Suisse», selon la Basler Zeitung. D’où cette question du Blick: mais «que cache le Conseil fédéral?». Ce gouvernement auquel «le défi», terme utilisé par laRegioneTicino, «est lancé»…