Toutes les dix minutes, la montagne gronde. Elle s’exprime en un son profond et impressionnant, un bruit répétitif, témoin des multiples chutes de pierres qui dévalent son flanc au quotidien. Ce vacarme est devenu insoutenable pour une partie des habitants. «La nuit, quand le temps est maussade, je n’arrive plus à dormir tellement les éclats de roche sont devenus fréquents. Pourtant j’habite ici depuis soixante ans et je n’avais jamais imaginé partir un jour», témoigne Elisabeth.

Enfoui en plein cœur des Grisons, le petit village de Brienz vit une semaine historique. Et dramatique. Perché sur une vaste colline enherbée, ce petit hameau ressemble pourtant à tous les autres qui lui font face sur les autres pans de la montagne, avec sa cinquantaine de chalets en bois typiquement suisses et surtout son clocher qui surplombe toutes les autres bâtisses.

Mais, alors que les prairies verdoyantes et la forêt se répandent à des kilomètres à la ronde, Brienz jouit d’une toile de fond moins bucolique. La montagne en arrière-plan subit depuis de nombreuses années une forme d’érosion et s’effrite brutalement. Les premiers blocs de pierre, aussi gros qu’une camionnette et lourds de plusieurs tonnes, ont dévalé la pente pour terminer leur chemin en contrebas de la falaise, à une cinquantaine de mètres de l’entrée du village.

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Les grondements incessants

Il faut dire que, ces derniers temps, le phénomène s’est nettement intensifié à cause des nombreuses précipitations et du redoux printanier. Le plan d’évacuation a donc été déclenché. Mardi matin, les autorités de la commune d’Albula, à laquelle appartient Brienz, ont ordonné à la centaine de villageois de quitter les lieux avant vendredi soir 18h. En prévenant qu’ils ne pourront probablement pas retourner chez eux avant plusieurs semaines, voire plusieurs mois.

Pour certains, ce départ précipité a nécessité une organisation importante. «Nous n’avons pas encore pu réaliser ce qu’il se passe car nous n’avons pas eu le temps de respirer ces derniers jours», témoigne avec les yeux humides Annette Bonefaci, agricultrice à Brienz avec son mari et ses enfants. Ce jeudi, l’ensemble du bétail a dû être évacué d’urgence à l’aide de deux camions: «Le changement est aussi difficile et stressant pour les vaches que pour nous. Heureusement, ma maman possède une grande maison à Lenzerheide [30 kilomètres plus loin, ndlr] qui fera l’affaire jusqu’à ce qu’on puisse retrouver notre maison.»

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Un départ pour toujours?

La famille Bonefaci a bon espoir d’être de retour à Brienz avec ses vaches d’ici au mois de juin. Pourtant, tout le monde ne partage pas le même enthousiasme. A l’autre bout du village, toute une famille s’est donné rendez-vous pour déménager le chalet où vivent les deux grands-parents. Les petits-enfants jettent un dernier coup d’œil par le balcon avant de refermer pour la dernière fois et la maman photographie chaque façade avec un sourire nostalgique. Devant la bâtisse, quelques meubles ont été entassés sur une remorque pour qu’ils puissent être apportés dans le nouveau logement.

«Nous avons embarqué uniquement l’essentiel, promet Tamara, la plus grande des enfants de la troisième génération. Pour mes grands-parents, c’est très dur de partir d’ici car ils sont très attachés à leur village. C’est pourquoi ils nous ont demandé de venir les aider. Nous avons aussi essayé d’emporter le maximum de souvenirs pour ne rien regretter. Car personnellement, je crains qu’ils ne puissent jamais revenir vivre ici.»

Trois scénarios envisagés

Un peu moins de vingt-quatre heures avant le grand départ, personne n’est donc capable de prédire combien de temps les villageois devront rester loin de chez eux. Trois scénarios d’affaissement ont été retenus. «Le plus probable à 60% est que la falaise s’effondre petit à petit, comme elle a déjà commencé à le faire, mais de manière plus importante. Dans ce cas, il y a de bonnes chances pour que les habitations ne soient pas touchées et que les blocs de pierre terminent leur chute avant la route qui mène au village», commente Christian Gartmann, chef de la communication de la commune d’Albula et spécialiste en gestion de crise.

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L’issue des autres schémas est moins heureuse. En effet, avec 30% de probabilités, les géologues imaginent que la montagne – qui avance d’un mètre par jour – pourrait ensevelir le petit village de Brienz petit à petit «comme un torrent de lave» et démolir les habitations. Finalement, le scénario catastrophe, que les experts considèrent comme probable à 10%, serait un effondrement massif d’un demi-million de mètres cubes de roches qui pourrait tout emporter sur son passage jusqu’en plaine.

«On a toujours l’espoir que ça n’arrivera pas»

Dès vendredi soir, l’accès au village sera complètement fermé par des barrières de sécurité ou des blocs de béton afin d’arrêter quiconque voudrait s’y aventurer. Tant que la situation restera classée en zone orange, les 85 habitants de Brienz auront le droit de se rendre chez eux brièvement pour prendre quelque chose qu’ils auraient oublié ou simplement venir jeter un coup d’œil à leur maison. «Toute cette procédure sera strictement encadrée par des professionnels qui s’assureront le soir que plus personne ne se trouve dans le village», assure Christian Gartmann, qui évoque même un dispositif de vidéosurveillance pour protéger l’accès à la zone.

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Ce week-end, la petite centaine d’habitants devrait être relogée dignement. «Nous avons connu un élan de solidarité incroyable, se réjouit avec émotion Daniel Albertin, président de Brienz. Même si nous avons reçu des propositions de logements dans les quatre coins du canton, nous voulons vraiment privilégier la proximité et permettre aux enfants de rester dans leurs écoles. J’espère que les communes seront prêtes à nous aider financièrement car le problème est que les gens doivent louer un nouvel appartement pendant cette période, en plus de payer celui qu’ils n’occupent plus.»

Bien que consciente depuis plusieurs années du risque d’effondrement sérieux auquel elle était confrontée, la population de Brienz se retrouve prise au dépourvu. «A la fois on savait que ça allait se réaliser un jour, mais au fond de nous, on a toujours cet espoir que ça n’arrivera pas», témoigne un employé communal, sonné par la situation. Impossible de savoir quel sera l’avenir de ce petit village d’irréductibles, même s’il ne semble pas complètement exclu que personne ne puisse y revivre un jour en toute sécurité.

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