Hans-Dietrich Reckhaus: le meilleur ennemi des insectes
Portrait
A la tête d’une usine de production d’insecticides, l’entrepreneur s’est converti en avocat de la biodiversité. A l’origine de ce revirement: la rencontre avec deux artistes saint-gallois

Hans-Dietrich Reckhaus porte une mouche verte en pin’s, accrochée à son veston, touche incongrue sur une tenue à l’élégance parfaite. Son entreprise, Reckhaus AG, basée à Gais (dans le canton d’Appenzell) et à Bielefeld (en Allemagne), écoule chaque jour des milliers de bombes d’insecticides pour usage domestique contre les mites, les mouches, les moustiques ou les araignées.
Pourtant, loin d’être un trophée de chasse, cet insigne sur la poitrine symbolise au contraire la révolution de Hans-Dietrich Reckhaus, qui compte devenir le plus grand sauveur d’insectes du monde.
Une journée dédiée aux insectes
Depuis plusieurs années, l’entrepreneur arpente l’Allemagne et la Suisse pour mettre en garde contre la disparition des espèces à six pattes. Le 15 novembre dernier, il s’est associé à l’organisation de protection des oiseaux BirdLife pour proclamer cette date «Journée des insectes». L’événement, très médiatisé, avait comme prestigieux invités l’agronome Hans-Rudolf Herren, primé pour ses avancées dans la lutte biologique contre les ravageurs dans l’agriculture, et l’aéronaute Bertrand Piccard.
Devant son public, le patron de Reckhaus AG a lancé un appel urgent à former un lobby pour la défense des petites bêtes indispensables à la biodiversité: «En Suisse, 40% des insectes sont en danger et 5% ont déjà disparu.» A la fin de la journée, son entreprise avait vendu, comme chaque jour, 100 000 bombes supplémentaires, un vrai massacre.
«Les insecticides utilisés à domicile sont responsables de 5% des dégâts infligés à la biodiversité. La plus grande partie du problème provient des biocides employés dans l’agriculture», nuance Hans-Dietrich Reckhaus. Mais il l’admet: «Je tue chaque jour des milliers d’insectes.»
«Tout cela n’avait pas de sens»
Pour comprendre ce paradoxe, il faut remonter à 1995, l’année où Hans-Dietrich Reckhaus, qui a grandi dans un environnement conservateur du nord-ouest de l’Allemagne, reprend l’entreprise fondée quarante ans plus tôt par son père. C’est dans la perspective de cette succession qu’il avait étudié l’économie à l’Université de Saint-Gall. Aux heures passées à la bibliothèque, l’étudiant allemand préfère alors les balades dans les montagnes appenzelloises. Au point de tomber amoureux de cette région, où il s’est établi aujourd’hui avec son épouse et leurs trois enfants.
A la tête de l’entreprise paternelle, il parviendra en quinze ans à quintupler les recettes, pour atteindre un bénéfice de 25 millions de francs par an. Il fait la fierté de la famille, mais n’en éprouve aucune joie. «Tout cela n’avait pas beaucoup de sens à mes yeux», raconte-t-il. Intérieurement, c’est tout autre chose qu’il aimerait être: écrivain. Dès qu’il le peut, il rejoint une auberge de montagne où il écrit.
Vacances de luxe pour une mouche
C’est lors de ces fugues qu’il conçoit un nouveau modèle de piège à mouches sans chimie: un cercle de papier collant dissimulé derrière un autre, pour cacher les cadavres pris dans la colle. Hans-Dietrich Reckhaus pense avoir entre les mains un produit prometteur. Plutôt que de lancer une campagne publicitaire, il appelle les artistes saint-gallois Frank et Patrik Riklin, connus pour leurs actions à la frontière entre art et économie.
D’emblée, les frères jumeaux refusent de promouvoir cette «machine de mort qui ne dit pas son nom». «Arrête de tuer des insectes, lui lancent-ils. Au lieu de cela, sauve-les!» «Cette idée a grandi en moi. J’en ai perdu le sommeil pendant deux nuits», raconte Hans-Dietrich Reckhaus. Tous trois passeront les neuf mois suivants à développer une gamme d’insecticides sans chimie, baptisée Insect Respect, dont une partie des ventes sert à créer des «espaces de vie pour insectes». En septembre 2012, ils envoient une mouche nommée Erika en vacances bien-être dans un hôtel cinq étoiles, par avion, un happening «pour éveiller les consciences».
75% des plantes ont besoin des insectes pour la pollinisation. Et si ceux-ci venaient tous à disparaître, l’humanité n’aurait plus que quelques mois à vivre
Où s’arrête le marketing, où commence l’art? La controverse continue, alors que la mouche Erika est conservée sous vitre à l’Université de Saint-Gall. La pièce, dont la valeur a été évaluée à 500 000 francs, est sans doute la plus discutée de la prestigieuse collection de l’institution alémanique, qui réunit des œuvres de Miró, Giacometti et bien d’autres. «Les étudiants s’offusquent régulièrement de sa présence», glisse l’entrepreneur, non sans une pointe de fierté.
Les yeux brillants, Hans-Dietrich Reckhaus présente sa rencontre avec les frères Riklin comme un tournant. Il troque ses romans contre des articles scientifiques sur le monde grouillant des insectes, qui n’a bientôt plus de secrets pour lui. «Chaque espèce contribue à la chaîne alimentaire. Lorsqu’une population disparaît, sa perte entraîne celle d’oiseaux et d’autres espèces dans un effet domino. Nous sommes directement concernés: 75% des plantes ont besoin des insectes pour la pollinisation. Et si ceux-ci venaient tous à disparaître, l’humanité n’aurait plus que quelques mois à vivre.»
Accompagner le changement
Depuis sept ans, l’entrepreneur consacre 50% de son temps à ses petits protégés. Il a rassemblé le fruit de ses recherches dans un livre intitulé Pourquoi chaque mouche compte, collé des mises en garde sur ses bombes, «Ce produit tue des insectes précieux», pour donner mauvaise conscience à ses clients.
Mais scier la branche sur laquelle on est assis n’est pas sans conséquence. Quelle mouche l’a piqué, se demandent sa famille et ses employés. L’association allemande des biocides rompt tout contact avec le patron de Reckhaus AG. Les regards changeront lorsque tomberont les distinctions. En 2015, Reckhaus AG reçoit le Prix suisse de l’éthique, décerné par la Haute Ecole de gestion vaudoise. Il reçoit en 2017 un prix de la fondation allemande Bertelsmann, influent organisme de réflexion libéral. Et après quatre ans arrivent les premiers clients pour sa nouvelle gamme avec «compensation écologique»: DM, grande chaîne allemande de magasins, puis Lidl.
Le fondateur commence alors à reconnaître l’habileté de son fils à accompagner le changement: «Pour la première fois, il m’a dit: c’est pas si mal.»
Savoir se faire entendre
Aujourd’hui, la ligne Insect Respekt ne représente que 5% des ventes de Reckhaus AG. Le patron se dit déterminé à renverser la tendance, «même si cela devait prendre vingt ans». Mais si vraiment «chaque mouche compte», pourquoi ne pas simplement cesser de produire les armes pour les exterminer? «C’est logique: mon entreprise cause du tort, alors je dois le réparer, répond l’entrepreneur. Si je me contentais de vendre la société, elle continuerait à tourner. Avec Reckhaus AG, je reste un acteur important en Suisse, en Allemagne et en Autriche. Grâce à cette voix, j’ai plus d’impact.»
Le patron mentionne enfin ses 60 collaborateurs, 50 sur son lieu de production à Bielefeld, en Allemagne, et dix en Suisse, qu’il ne souhaite pas mettre à la porte. Son rêve? Offrir à ses employés une réorientation pour les transformer en paysagistes. «Un bien plus beau métier!»