«Autant rester en DA si rien ne bouge pour moi», avait lancé Skander Vogt en automne 2008 au surveillant qui lui intimait de raccrocher le téléphone après une trop longue conversation avec son avocat. Le détenu de Bochuz, qui a acquis une célébrité posthume en raison des circonstances particulières de son agonie dans une cellule enfumée le 11 mars dernier, venait d’apprendre le rejet de son recours par le Tribunal fédéral. La DA, comme disait cet habitué de l’enfermement qui avait fait le tour des prisons du pays, c’est la «Division d’Attente». Une aile particulière où se pratique l’isolement cellulaire d’avec les autres détenus.
La DA accueille les nouveaux arrivants dont il faut évaluer le comportement durant la première semaine mais aussi les pensionnaires jugés dangereux qui sont soumis à un régime encore plus sévère de sécurité renforcée. Il y a aussi quelques cachots pour ceux qui sont aux arrêts disciplinaires.
Skander Vogt, condamné à une peine de 20 mois à laquelle s’ajoutait une mesure d’internement en raison de son comportement antisocial, a passé plus d’une décennie derrière les barreaux, dont une bonne partie en solitaire à cause de sa violence verbale et de la révolte qui l’habitait. Il ne sortait de sa cellule que menotté aux mains et aux pieds. L’entrave aux pieds, c’est lui qui l’exigeait pour se protéger, disait-il, de la maltraitance des gardiens.
Cet isolement n’est pas sans conséquence sur l’état mental des détenus qui le subissent et fait régulièrement l’objet de mises en garde. En 1991, lors de sa première visite en Suisse, le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) s’était d’ailleurs ému de la situation aux Etablissements de la plaine de l’Orbe et recommandait de prendre des mesures urgentes pour réduire la durée et assouplir les conditions de ce régime spécial comportant «un risque majeur de traitement inhumain et dégradant». Tour d’horizon de la haute sécurité en quelques questions.
Qui est concerné?
On peut faire remonter la philosophie de la rééducation par l’isolement au modèle pénitentiaire de la Pennsylvanie des années 1820. A la prison de Cherry Hill, à Philadelphie, les pensionnaires devaient passer leur temps en cellule à réfléchir à leurs actes afin de se purifier moralement. Importé en Europe dès 1830, le modèle a connu une évolution notable. Aujourd’hui, en Suisse, l’isolement est pratiqué dans les unités de haute sécurité. Il ne s’agit plus de méditation mais de protection. Longtemps, ce régime a été réservé aux pensionnaires les plus inquiétants. Comme celui qu’on surnommait «l’étrangleur à la cravate», condamné à la perpétuité à Genève pour cinq assassinats et sept brigandages. A son procès, en 1991, ce dernier n’avait que 29 ans et déjà huit ans de détention préventive à son actif, dont une longue partie à l’isolement en raison du risque d’évasion. Il avait réussi à s’enfuir une première fois en passant par la fenêtre du bureau du juge d’instruction et une seconde fois en sautant par-dessus les trois grillages de la prison de Champ-Dollon. Une sanglante cavale durant laquelle il tuera deux personnes.
«A son arrivée à Bochuz, il était comme un fauve», se rappelle André Vallotton, ancien patron des prisons vaudoises. Il sortira tout de même de la sécurité renforcée, son évolution sur le long terme sera jugée favorable et il finira par obtenir sa libération conditionnelle après avoir passé vingt et un ans derrière les barreaux.
Aujourd’hui, ces unités ont une clientèle plus large. Il y a toujours les détenus jugés dangereux en raison des actes pour lesquels ils ont été condamnés. S’y ajoutent ceux qui se montrent agressifs durant leur séjour et les détenus souffrant de maladies psychiques qui, aux yeux des autorités, ne peuvent être placées dans une clinique psychiatrique en raison du risque potentiel qu’ils présentent pour le personnel.
A quoi cela ressemble-t-il?
Le pénitencier de Bochuz compte une douzaine de cellules de 9,7 mètres carrés – dont la porte est doublée d’une grille – pour le régime de sécurité renforcée. Les condamnés y passent environ vingt-trois heures par jour et sortent uniquement pour la douche et une promenade en solitaire sur le toit. Ils peuvent travailler seuls en cellule, téléphoner et recevoir des visites. Celles-ci se déroulent dans un parloir, également renforcé par une vitre de protection.
D’autres établissements du pays possèdent des quartiers spécifiques pour ces détenus problématiques. La prison de Pöschwies (ZH), Thorberg (BE) et surtout Lenzburg (AG) où un bâtiment a été construit en 1995 à côté de la vieille prison pour accueillir des personnes violentes.
Répondant au nom de Sitrak, celui-ci dispose de huit cellules ultramodernes. Le mobilier est en ciment. Au plafond, une ouverture en verre antichoc permet d’observer les prisonniers. Les portes peuvent s’ouvrir automatiquement et des empreintes de pas sont dessinées au sol pour guider les détenus. Un régime d’exécution par niveaux (de base, assoupli ou supérieur) a été mis en place et doit être revu chaque semaine par le directeur.
Le Code pénal se limitant à énumérer les cas pour lesquels l’isolement cellulaire est autorisé, les modalités dépendent des cantons. En général, le placement en régime renforcé est décidé par la direction de la prison et le département concerné pour une durée maximale de six mois, renouvelable.
Lors de sa visite de 2008, le CPT a constaté que certains détenus se trouvaient dans ces unités depuis plusieurs années: près de quatre ans à Pöschwies, un peu plus de deux ans à Thorberg et treize mois à Lenzburg. En réalité, ces durées pouvaient être bien plus longues, car des détenus étaient transférés d’une unité de haute sécurité à l’autre pour soulager le personnel ou lorsqu’un changement paraissait bénéfique pour l’intéressé.
«Un tel état de chose ne peut que susciter la profonde préoccupation du CPT», précise le rapport tout en proposant de contrecarrer les effets délétères de ce confinement par davantage d’activités sportives, de rencontres entre codétenus et de contacts directs avec le personnel.
Quels effets pervers?
Il est reconnu, par le Conseil de l’Europe notamment, que toute forme d’isolement sans stimuli mentaux et physiques appropriés est de nature à provoquer à long terme des dommages sérieux. Dans les cas les plus graves, les prisonniers régressent au point de ne plus mener qu’une vie végétative. Leur perception du temps et de l’espace risque d’être affectés. Anxiété, désorganisation de la personnalité, comportement léthargique sont les effets le plus souvent cités. Les experts parlent aussi d’instabilité, de psychose, de confusion et d’hallucinations.
Le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Manfred Nowak, a également eu l’occasion de dénoncer «l’évolution tout à fait problématique et inquiétante» de ce régime de détention où les contacts – sans empathie et souvent monotones – sont réduits au minimum. Ce dernier a appelé l’Assemblée générale à tenir compte de cette déclaration adoptée à Istanbul le 9 décembre 2007 lors d’un colloque international de psychotraumatologie: «Le recours à l’isolement cellulaire – défini comme le maintien en cellule pendant vingt-deux à vingt-quatre heures par jour avec des contacts réduits au minimum – doit être absolument interdit pour les malades mentaux. D’une manière générale, il ne devrait s’appliquer que dans des cas exceptionnels, pour une durée aussi brève que possible et ne devrait constituer qu’une solution de dernier recours.»
Quelles limites?
Aux yeux du Tribunal fédéral, la sécurité renforcée telle que dénoncée par un détenu de Bochuz, ne peut globalement être qualifiée de régime cruel, car les contacts avec le personnel, les médecins, l’avocat ainsi que certaines activités occupationnelles sont préservés.
Dans cette décision du 12 juin 2008, le TF fait notamment référence à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans la cause Ramirez Sanchez (plus connu sous le nom de Carlos) contre la France: «Un isolement sensoriel complet combiné à un isolement social total peut détruire la personnalité et constituer une forme de traitement inhumain qui ne saurait se justifier par les exigences de la sécurité ou toute autre raison. En revanche, l’interdiction de contacts avec d’autres détenus pour des raisons de sécurité, de discipline et de protection, ne constitue pas en elle-même une forme de peine ou de traitements inhumains.»
En l’espèce, le recourant n’avait rien d’un terroriste. Il s’agissait d’un schizophrène, jugé irresponsable et soumis à un traitement institutionnel en milieu carcéral en raison du danger qu’il représentait pour lui-même et pour les autres. Incarcéré à Bochuz, ce dernier refusait les neuroleptiques qu’on voulait lui administrer et a fait la navette entre l’unité psychiatrique de la prison et la sécurité renforcée durant plusieurs années. Sous l’angle de la proportionnalité, le TF souligne tout de même que cette mesure ne saurait ici durer indéfiniment. Et va jusqu’à suggérer aux autorités d’exécution d’examiner si une médication forcée est envisageable et si elle peut constituer une mesure plus favorable que cet isolement durable.
La sécurité renforcée n’est certainement pas le régime le plus approprié pour l’accueil des malades mentaux et la question reste sensible. Dans le cas d’un autre jeune homme atteint de schizophrénie, le directeur des Etablissements de la plaine de l’Orbe, Sébastien Aeby, avait pris la plume, en janvier 2008, pour dire son malaise au juge d’instruction chargé du dossier: «Son état de santé actuel est très préoccupant et nécessite une prise en charge hospitalière avec un accompagnement de tous les instants. Nous maintenons l’intéressé dans sa cellule en slip et avec une couverture «anti-suicide» au détriment de sa dignité, afin de tenter d’éviter le pire.» Ce garçon, désormais âgé de 25 ans, est toujours à Bochuz mais il a depuis lors réussi à intégrer l’unité psychiatrique.
Le CPT a régulièrement recommandé d’éviter la haute sécurité pour les détenus gravement perturbés. «Ces derniers doivent pouvoir bénéficier dans un milieu hospitalier d’un traitement et d’activités thérapeutiques appropriées, dispensés par un personnel qualifié et en nombre suffisant.» Le Conseil fédéral a répondu en soulignant que «des efforts ont été entrepris dans différents cantons pour améliorer la situation de cette clientèle».
Genève a commencé la construction de «Curabilis», centre pour l’exécution des mesures visant les délinquants souffrant de troubles mentaux. Vaud devrait suivre avec une extension à l’hôpital de Cery. Bâle et Berne investissent également dans la prise en charge des détenus perturbés. Des efforts qui serviront au moins à sortir les plus vulnérables de l’impasse où ils sont plongés aujourd’hui.