De la hauteur et du recul pour Christophe Büchi
Dîner
Les votes du 9 février et du 18 mai ont étalé quelques divergences entre Romands et Alémaniques. Le «röstigrabologue» le plus consulté du pays se veut rassurant. Rencontre au Chalet suisse de Lausanne avec le correspondant de la «Neue Zürcher Zeitung» pour la Suisse romande, au moment où il met un terme à ce mandat

Dîner avec Christophe Büchi
De la hauteur et du recul
Les votes du 9 février et du 18 mai ont étalé quelques divergences entre Romands et Alémaniques
Le «röstigrabologue» le plus consulté du pays se veut rassurant
Mes amis alémaniques établis à Lausanne n’en pincent que pour le lac, Lavaux et ses terrasses au bord de l’eau. Alors quand Christophe Büchi choisit pour notre souper le Chalet suisse à Sauvabelin, ma curiosité est grande.
C’est aussi une terrasse. Un balcon naturel taillé dans la molasse, tout proche du centre, mais loin du bruit de la ville. Je m’y rends à pied par le sentier qui serpente à travers le parc de l’Hermitage et rejoint le Signal de Sauvabelin. La récompense est dans le panorama qui s’ouvre depuis ce promontoire prisé des touristes mais parfois oublié des Lausannois eux-mêmes: la ville et le lac sont à nos pieds; à l’ouest, les pentes douces de La Côte s’étirent jusqu’au Jura; à l’est se dressent les Alpes et leurs sommets enneigés. Avec un peu d’imagination, on distingue le Jet d’eau de Genève.
Ce soir-là, une lumière douce d’avant-été baigne le bassin lémanique. «Un lieu métaphorique», glisse Christophe Büchi en arrivant. La vue couvre une grande partie du royaume que le correspondant pour la Suisse romande de la Neue Zürcher Zeitung (NZZ) explore, scrute, laboure chaque jour depuis 2001. La position élevée et un peu à l’écart du site renvoie à l’exigence du journaliste et à sa démarche d’auteur. Pour son public alémanique, Büchi raconte les bonheurs et les turpitudes des Romands avec de la hauteur et du recul, loin des préjugés et des raccourcis faciles.
Sur la terrasse du Chalet suisse, des Indiens mangent la fondue. Je sens Büchi tenté d’en partager une, mais je décline. Sonder le Röstigraben autour du caquelon, ce serait trop cliché, non?
Dès l’apéritif, le (gros) mot est lâché. Röstigraben! La veille, les Romands ont imposé à la majorité alémanique leur refus du Gripen. Trois mois ont passé depuis que la Suisse alémanique a tiré le frein à l’immigration, au grand dam des Romands, coupés dans leur élan. Est-ce grave, docteur?
Christophe Büchi est le «röstigrabologue» le plus sollicité du pays. Son diagnostic est nuancé: «Le ménage helvétique est secoué, mais c’est l’occasion de se trouver de nouvelles raisons de vivre ensemble.» L’auteur, il y a presque quinze ans, d’une somme sur le sujet * observe que les thèmes divisant Romands et Alémaniques sont «un problème parmi d’autres» du pays; et au clivage linguistique se superpose «un autre clivage désormais plus marqué», celui entre la Suisse urbaine et la Suisse rurale et périurbaine. Des soucis donc, mais le Mariage de raison, titre de son livre, n’est pas à l’agonie.
Le soleil se couche sur le Jura et le jour tombe quand Christophe Büchi évoque le chapitre qu’il tournera à la fin de la semaine. Le 31 mai, il terminera son travail d’observateur et de veilleur de la Suisse romande pour la NZZ. A ses débuts en 2001, il venait de signer son ouvrage – entre-temps réédité, traduit en français, épuisé mais toujours demandé. Pour «boucler la boucle», il travaille à une prochaine réédition. Un chapitre nouveau racontera la tranche 2000-2014, ces années qu’il a commentées pour le public de la «Vieille Tante».
Vu d’avion, après les secousses et les errements de la décennie 1990, ce fut une période «plutôt calme, prospère et bénéfique» pour les Romands, rappelle Büchi. Il cite Expo.02, «finalement une réussite», puis le «WWW» pour Welsches Wirtschaftswunder, le miracle économique romand qu’il fut un des premiers à décrire et expliquer outre-Sarine. L’aventure Alinghi l’a marqué. Elle a été le symbole de la réussite romande. Un mélange de glamour et de technologies de pointe, porté par un redoutable networking horizontal, à l’américaine, analyse-t-il. «Les Romands ont cette force d’associer des milieux très différents dans des projets ambitieux et innovants.»
La nuit tombée nous a poussés à rejoindre le décor intérieur kitsch du Chalet suisse. De la part d’un démineur de préjugés, c’est un clin d’œil. Cloches de vaches au plafond; broderies à l’odeur de naphtaline; documents historiques rappelant les hauts faits de l’histoire nationale; portrait du général Guisan… «La Suisse romande, c’est la «suissitude» tempérée», assure Büchi. Traduction libre: au pays des Welsches, la Suisse est la Suisse, avec sa richesse et son efficacité, mais avec moins de rigidité que chez les «Totos».
En témoin de la région qu’il a racontée en soignant son indépendance, Büchi évoque un petit regret: Genève ne joue toujours pas son rôle national – ou trop timidement. Lausanne, rivale de Zurich sur plusieurs terrains, ne fait pas le poids seule: «Les deux villes lémaniques gagneraient à coopérer davantage.» Et tout le pays, qui sait, en profiterait…
«J’ai deux jardins, il faut arroser le double!» dit Christophe Büchi en évoquant sa double identité. Il naît et grandit à Fribourg dans une famille alémanique. Puis l’enfant un peu turbulent est envoyé chez les pères catholiques de Saint-Gall. Il revient en Suisse romande pour étudier aux Universités de Fribourg et Lausanne. «Je suis né sur la couture des langues, mon destin était de contribuer à l’échange entre les deux mondes, germanophone et francophone, et à faire aimer l’altérité.»
Les lecteurs de la NZZ ne seront pas orphelins de sa plume élégante, aiguisée mais jamais méchante. Büchi y reste auteur à temps partiel. Il compte utiliser sa liberté retrouvée pour raconter comment des cultures différentes se frottent et se mélangent sur d’autres terrains que la Suisse.
Le journaliste parle d’un «bon moment» pour quitter le terrain, usant, de l’actualité. «Le brouillard» dans lequel la presse, y compris son journal, «progresse à tâtons» lui pèse. Il parle de la NZZ avec grand respect, mais non sans inquiétude: «D’accord, tout change avec le numérique, il faut s’adapter. Mais croyons-nous encore assez à notre mission, l’analyse éclairée et pertinente de l’actualité?»
Journaliste de l’écrit qui croit à la force des mots, il tient un blog («C’est la vie!»), hébergé sur le site de la NZZ . Il y déploie son regard affûté d’essayiste avec davantage de liberté que dans le journal et sans la contrainte de l’espace. L’exercice est «grisant», il rêve de transformer le blog en plateforme plurilingue. A l’heure de perdre de l’altitude pour regagner la ville, Büchi lance cette boutade: «Je sais où l’avenir de la presse écrite n’est pas: dans le caniveau.»
* Mariage de raison. Romands et Alémaniques: une histoire suisse. Ed. Zoé, 2001. Traduction de l’allemand, par Ursula Gaillard, de
«Röstigraben; das Verhältnis zwischen deutscher und franzö-
sischer Schweiz: Geschichte und Perspektiven» (Ed. NZZ, 2000).
Au pays des Welsches, la Suisse est la Suisse, mais avec moins de rigidité que chez les «Totos»