Il est des hommes qui font le choix de poursuivre des carrières «féminisées». Comme Pascal*, assistant socio-éducatif dans une crèche à Lausanne. Lors de son apprentissage, il y avait 21 femmes pour trois hommes. Lors de son stage de formation, il était le seul, accompagné de 31 éducatrices.

Et c’était déjà trop: «Deux familles ont retiré leurs enfants de la crèche quand elles ont appris qu’un homme avait été engagé», témoigne le jeune homme. Moins sévères, les autres parents décident de tolérer ce nouvel intrus, mais posent certaines conditions: «Je n’avais plus le droit ni de langer certains enfants ni même simplement de les toucher», raconte-t-il.

L’escalator de verre

Une expérience désagréable qui ne surprend pas Séverine Rey, professeure à la Haute Ecole de santé Vaud, qui conduit actuellement une étude sur les choix professionnels minoritaires selon le sexe: «Les hommes paient souvent leur orientation atypique. On les soupçonne en effet d’être des personnes déviantes, des pédophiles ou des homosexuels. Ils transgressent la norme.»

Après une entame professionnelle difficile, à laquelle s’ajoutent souvent des proches dubitatifs, il est toutefois commun que la situation s’améliore. Le genre masculin devient même un avantage pour lequel il existe une expression dédiée: «l’escalator de verre». Inventé par la chercheuse américaine Christine Williams dans les années 1990, le terme prend le contre-pied du fameux «plafond de verre», qui souligne la difficulté pour les femmes à accéder aux postes supérieurs. L’escalator de verre évoque son contraire: les hommes actifs dans des mondes de femmes sont rapidement valorisés.

La recherche d’équilibre

La théorie se vérifie pour Pascal, qui, son CFC en poche, a reçu des réponses positives de «la quasi-totalité des crèches» auprès desquelles il a postulé. «Etre un homme a certainement représenté un tremplin professionnel», admet le jeune homme. S’il apprécie l’avantage que son genre lui a conféré sur le marché du travail, il revendique également sa légitimité à exercer dans cette branche et la nécessité de masculiniser sa profession. Pour que les mœurs évoluent: «Que des hommes s’occupent d’enfants montre à ces derniers que s’occuper d’eux n’est pas qu’une affaire de femme, c’est important.»

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Directrice de la garderie lausannoise du P’tit Flon, où travaille Pascal, Valérie Beauverd soutient cette approche: «Beaucoup d’établissements recherchent désormais un meilleur équilibre entre les sexes, souligne-t-elle, cela explique en partie le succès des hommes qui entrent actuellement dans cette profession.» Le métier demeure toutefois très largement dominé par des femmes: «Les CV masculins sont encore rares, raconte la directrice, mais nous faisons notre possible pour «dégenrer». Le but est d’aller vers une approche multiple de l’enfant, plus équilibrée.»

Surreprésentation des hommes au sommet

Après avoir pris l’escalator, les représentants de la gent masculine ne se limitent pas à décemment tirer leur épingle du jeu, ils visent la direction. Infirmier de formation, Jacques Chapuis en est l’exemple parfait. Il dirige l’école de soins infirmiers de La Source, qui compte 84% d’étudiantes. Conscient d’incarner une anomalie statistique, il a lui-même enquêté sur le sujet: «En l’an 2000, j’ai conduit une étude pour déterminer la proportion exacte d’hommes infirmiers sur le marché du travail dans le canton de Vaud. Nous sommes arrivés au chiffre de 12%, ce qui n’a pas énormément changé ces dernières années. Ces derniers occupaient toutefois 46% des postes à responsabilité.»

Il explique cette surreprésentation par deux facteurs, qu'on retrouve dans toutes les branches économiques: «La grossesse tout d’abord, qui intervient à l’âge où les premiers postes de cadres sont proposés. Ensuite, l’éducation. Les femmes sont conditionnées à l’introspection, elles se demandent si elles méritent vraiment de diriger ou si elles sont suffisamment formées pour cela. Les hommes ne se posent pas de questions.»

Que des hommes s’occupent d’enfants montre à ces derniers que s’occuper d’eux n’est pas qu’une affaire de femme, c’est important

Jacques Chapuis lui-même a vécu une situation de ce type: «Lors de l’accession à mon premier poste de directeur, nous étions deux: une collègue et moi. Alors que ni elle ni moi n’avions encore postulé, elle m’a confié que si je me présentais elle se retirerait. J’ai eu le job.» Un scénario qu’il rencontre régulièrement: «J’ai vu accéder des hommes à des postes pour lesquels ils étaient moins compétents et moins charismatiques que certaines de leurs collègues, confie-t-il. Simplement parce que eux se sont portés candidats.»

«Il faut changer l’organisation générale de la société»

Ainsi, même dans les branches où elles dominent en nombre – et dans lesquelles leur légitimité ne souffre aucune contestation – les femmes dirigent proportionnellement peu. Comment faire pour inverser cette tendance? «Le problème est toujours le même, soupire Séverine Rey, qu’elles travaillent dans un milieu féminin ou non, quand il y a deux salaires dans un couple, c’est généralement la personne qui a le plus élevé des deux qui travaille à temps plein et poursuit une carrière. Et bien souvent, il s’agit de l’homme.»

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Le problème n’est donc pas tant d’être entouré de femmes que d’être soi-même une femme dans un monde où les discriminations salariales perdurent. Et où seule la femme dispose du droit légal à un congé maternité. Pour que plus de femmes dirigent, la chercheuse est catégorique: «C’est l’organisation générale de la société qu’il faut changer.»

En attendant ce jour, quelques mesures pratiques sont possibles, dit Séverine Rey: «Du côté des parents, éduquer les filles comme les égales des garçons. Du côté du management d’entreprise, aller chercher les personnes compétentes avant même qu’elles ne postulent.» Dans quelque domaine que ce soit, admet Séverine Rey, porter des femmes au sommet en Suisse «est toujours loin d’être évident».

*Prénom fictif