Sous la neige de mars, Karen Horn, présidente de la Société Hayek, du nom du philosophe libéral le plus connu, nous donne rendez-vous à 13 heures au Dézaley. Le restaurant vaudois au cœur de Zurich est une bâtisse du XIIIe siècle qui a pris son nom actuel en 1902. «Je préfère la beauté de la Riviera vaudoise et Lausanne, où j’ai étudié, à Genève où je suis pourtant née», avoue l’économiste pour justifier son choix. Elle vit maintenant à Berlin et vient de créer un nouveau laboratoire d’idées libérales, «Wert der Freiheit» (la valeur de la liberté), avec le soutien financier d’un milliardaire allemand qui fut la cible préférée des adversaires des forfaits fiscaux, Theo Müller. Ce dernier, appelé aussi le «baron du lait», vit à Erlenbach, dans le canton de Zurich. «Je comprends qu’il ait décidé de vivre ici et non en Allemagne, pour des raisons fiscales, aussi bien dans un but personnel – il a 9 enfants – que pour assurer la pérennité de son entreprise. Et à part cela, il aime beaucoup la Suisse, surtout pour sa sécurité», ajoute-t-elle.

Karen Horn n’hésite pas. Ce sera une fondue au fromage «recette grand-mère». Nul besoin d’en chercher la raison, d’autant que c’est la spécialité de l’auberge. Notre interlocutrice, qui aime bien préparer elle-même la fondue, même parfois celle aux tomates, est l’une des figures marquantes du libéralisme en Allemagne. Elle est membre d’une multitude de laboratoires d’idées, y compris suisses, et elle enseigne l’histoire des idées économiques à l’Université Humboldt de Berlin. Un esprit absolument brillant accompagné d’une grande simplicité.

C’est aussi une essayiste prolifique. Elle publie en avril un livre sur la vie et l’œuvre de Friedrich von Hayek (1899-1992): Hayek ou la force de la spontanéité. L’économiste et philosophe libéral, Prix Nobel d’économie 1974, reste très actuel, selon elle, par exemple pour ses travaux sur les vertus de ce qu’il appelle l’ordre spontané. Démodé? «Les bonnes idées vieillissent bien», explique-t-elle. Comme le bon vin.

Avec la fondue, ce sera un Dézaley Grand Cru, propose-t-elle. Pas besoin de se focaliser sur le marché pour comprendre la force de la spontanéité. Elle déploie ses capacités même dans le domaine du capital social. Un jour à Berlin, dans le métro, raconte-t-elle, une dame avait mis son sac sur le siège à côté d’elle. Des gens sont entrés et se sont plaints que c’était un geste impoli, histoire d’empêcher un autre voyageur de prendre place. Une discussion générale s’en est suivie dans le wagon. Chacun donnait son avis sur ce qui était un comportement moralement souhaitable. Un débat spontané et très civilisé que Karen Horn a trouvé «génial». Face à un problème, les gens réfléchissaient, en parlaient, échangeaient leurs avis. Un mode de vie se mettait en place. On n’a pas besoin de l’Etat et de ses panneaux d’interdiction.

Le caquelon arrive. Lorsque nous l’interrogeons sur les raisons de son changement professionnel, Karen Horn, qui commença sa carrière comme journaliste à la Frankfurter Allgemeine, nous parle de la valeur particulière qu’elle accorde à l’indépendance intellectuelle. «J’ai toujours été un individu qui pense et réfléchit sans être le lobbyiste de quelqu’un.» Après cinq années à la tête du bureau berlinois de l’institut économique IW Köln, financé par l’industrie, elle a choisi de se rapprocher du monde universitaire, d’enseigner et d’écrire. «A 46 ans, il fallait faire le pas avant qu’il ne soit trop tard», explique-t-elle. Karen Horn adore le contact avec les étudiants et l’enseignement. Sa passion, ce sont les idées et «elles viennent d’en bas et non d’en haut», dit-elle.

Les vrais débats sont portés par les jeunes, très engagés, par exemple au sein du groupe Students for Liberty. Sa crainte serait de les voir se transformer en fanatiques sectaires. Pour cette raison, elle met l’accent sur la capacité d’analyse et la tolérance. Si elle défend le libéralisme et Hayek, elle veut surtout que le discours libéral s’appuie sur une argumentation intellectuellement riche et solide. «Je ne veux pas que les gens soient axiomatiques. Mon combat diffère totalement de celui d’un parti», dit-elle. C’est dans ce cadre que Theo Müller, «pour s’opposer au déclin de la pensée libérale dans notre société», lui a proposé de créer et diriger un nouveau laboratoire d’idées en lui laissant une totale liberté de manœuvre. Karen Horn observe ce déclin libéral «dans la classe politique, mais nullement au sein des jeunes». Son nouveau think tank veut être un soutien, un relais entre les nombreux instituts libéraux et la création de coalitions et de synergies, mais surtout un puits où l’on peut se ressourcer en idées. Sa motivation principale consiste à «intellectualiser les jeunes et les confronter aux arguments libéraux. Je suis heureuse si j’arrive à ouvrir les yeux à cinq jeunes par semestre», avoue-t-elle.

Entre-temps, le restaurant se fait moins bruyant. A Zurich, à 14 heures, les gens sont depuis longtemps de retour au bureau. Notre fondue n’est pas seulement succulente. Elle est abondante. Le débat se déplace sur le thème de la justice sociale et des inégalités de revenus. «Rien ne serait plus faux et dangereux que de refuser ce débat», explique Karen Horn. Hayek lui-même estimait absurde le terme de justice sociale. Comme il n’y a pas de responsabilité humaine, ni de plan, dans le sort des humains, il serait absurde de parler d’injustice. «Il a raison, mais on ne peut gagner une discussion de la sorte. Je n’aime pas qu’une personne dise à son voisin comment il doit vivre, combien il doit gagner et ce qu’il doit faire de son argent. Mais il est aussi vrai qu’il y a des écarts de revenus qui heurtent le sens moral. Du point de vue libéral, il importe alors de définir des critères de légitimité». Karen Horn cite Viktor Vanberg, un chercheur qui distingue entre l’Etat en tant qu’association de citoyens, tel un club, et l’Etat en tant qu’entreprise d’infrastructure de la place économique. Le club peut se donner toutes les règles possibles, en vertu des choix volontaires idéalement à l’unanimité, mais il n’est pas sage qu’il mette en danger la compétitivité de son économie. Cette approche met l’accent sur les deux sphères de l’action de l’Etat. L’une ne doit pas saper l’autre.

Il est bientôt 14h20 et le serveur nous signale qu’il va nous mettre dehors. Karen Horn en reste bouche bée: «C’est la Suisse, c’est fou, je croyais que dans une grande ville comme Zurich les restaurants restaient ouverts plus longtemps.»

«Je suis heureuse si j’arrive à ouvrir les yeux à cinq jeunes par semestre»