Le Temps: Le voile, les dispenses scolaires, la nourriture halal dans les cantines, la burqa, les écoles coraniques: où mettre la limite?

Stéphane Lathion: C’est une question politique, à laquelle on peut répondre de différentes façons. L’important, c’est de traiter ces questions de façon non discriminatoire. C’est-à-dire de les aborder dans un esprit pragmatique, autour d’un concept mis au point au Canada, celui d’accommodement raisonnable. Cela signifie accepter la légitimité de l’autre et se poser la question du bout de chemin que chaque partie peut faire pour trouver une solution qui favorise le vivre ensemble.

– En pratique, la burqa?

– Dans le contexte de méfiance qui prévaut aujourd’hui, à mon avis, il n’y a pas d’accommodement raisonnable possible sur la burqa. Il est légitime d’exiger que les visages des personnes circulant dans l’espace public soient visibles. Mais l’interdiction ne doit pas discriminer l’islam: ce n’est pas en tant que symbole religieux ou au nom de l’égalité homme-femme que la burqa mérite d’être proscrite. Mais au nom de la sécurité publique et du vivre ensemble. Sortir le visage couvert, que ce soit d’une cagoule ou d’un voile, n’est pas très rassurant et ne favorise pas la coexistence.

– Où des accommodements sont-ils possibles, alors?

– Il n’y a pas de réponse toute faite: tout dépend du contexte. Je propose une démarche qui consiste à écouter les demandes, à prendre en compte les intérêts de ceux qui les formulent, à envisager des concessions de part et d’autre. La solution, quelle qu’elle soit, doit responsabiliser et ne doit pas pouvoir être interprétée comme une mesure d’exclusion. En Suisse, nous avons une tradition pragmatique qui favorise ce genre de démarche. Prenez la question des sépultures: plusieurs cantons l’ont résolue par des compromis intelligents.

– Ne risque-t-on pas, avec ces négociations, de faire la part trop belle à des intégristes qui ne représentent qu’une toute petite partie des musulmans? Faut-il, par exemple, écouter Nicolas Blancho?

– Pas s’il ne représente que lui ou presque, ce qui semble le cas. Mais on lui fait la part encore plus belle en prenant prétexte de ses déclarations pour proposer, comme le fait le PLR avec l’exigence de prêches en langue nationale, des mesures que tous les musulmans interpréteront comme discriminatoires.

– Etre un bon musulman, écrivez-vous, c’est être un bon citoyen. Mais il y a tout de même des points de friction…

– Il y a des points de friction entre les pratiques sectaires de certains musulmans et certaines lois démocratiques. Mais la majorité juge normal de respecter ces lois. La Fédération des associations islamiques d’Europe a d’ailleurs publié une charte claire à ce sujet.

– Tout irait bien, en somme, sans l’islamophobie?

– Non. Tout ne va pas bien au sein de l’islam européen. Il y prévaut notamment une lecture très littérale du Coran, qui ne favorise ni la modernité ni l’intégration. Même un Tariq Ramadan, qui s’efforce de construire un discours qui tienne compte de la modernité, bute sur les limites posées par la sacralisation du Coran, ce qui l’oblige à des contorsions parfois jugées peu crédibles. Mais il existe des penseurs qui reconnaissent la part humaine, contextuelle des textes sans leur nier leur inspiration divine. Des gens comme Amina Wadud aux Etats-Unis, Farid Esack en Afrique du Sud et Abdennour Bidar en France proposent une approche religieuse novatrice, compatible avec l’égalité des genres, la pluralité religieuse et le respect de l’individu.

– Les Etats-Unis, l’Afrique du Sud et la France – pas vraiment le cœur du monde musulman…

– Ce sont très clairement des penseurs minoritaires. Je les cite car ils vont particulièrement loin dans la responsabilisation du croyant face au Coran et à son contexte de vie. Il y a d’autres savants et intellectuels réformistes dans tous les contextes islamiques. Et l’approche non littérale qu’ils proposent s’inscrit dans une tradition rationaliste qui remonte aux premiers siècles de l’islam, celle des mutazilites. Cela dit, il y a dans l’islam contemporain un vrai défaut de débat, de reconnaissance de la diversité interne et de dialogue. C’est un des défis qu’il doit affronter: le pluralisme intracommunautaire.

– Et le djihad?

– C’est un autre problème. Pendant des siècles, ce mot a surtout désigné la guerre menée au nom de la religion. Cela découle plus d’une exploitation politique de la religion que de la religion elle-même mais c’est un fait. Aujourd’hui, on insiste sur le «grand djihad», l’effort personnel d’amélioration. Mais cela permet trop souvent d’entretenir le flou. Même les orateurs qui évoquent le djihad en pensant au grand djihad ne peuvent pas ignorer que beaucoup de leurs auditeurs, musulmans ou non, entendent «guerre sainte». C’est une autre ambiguïté qui doit être levée. Et qui le sera d’autant plus vite que les politiques européennes cesseront d’alimenter la machine infernale qui est en train de se construire entre stigmatisation et ressentiment victimaire.

Stéphane Lathion, «Islam et modernité. Identités entre mairie et mosquée», Desclée de Brouwer.