Jacques Rogge: «Je m’en vais sans nostalgie»
CIO
Dans dix jours, le Gantois quittera la présidence du CIO après 12 ans de bons et loyaux services. Interview testament au château de Vidy. Où l’on parle du lac Léman. Mais aussi de Nelson Mandela, de Sotchi et des lois homophobes russes, des budgets des villes organisatrices qui explosent

Les caisses ne sont pas encore faites, mais la plupart des dossiers ont été bouclés, prêts à être transmis à son successeur. Dans son bureau au premier étage du château de Vidy, à Lausanne, Jacques Rogge, 71 ans, est en train de vivre ses dernières heures de 8e président du Comité international olympique (CIO), un peu plus de 12 ans après avoir pris la place de Juan Antonio Samaranch. Il en remettra symboliquement les clés en décembre à celui des six candidats qui, le 10 septembre, lors de la session de Buenos Aires, aura recueilli le plus de suffrages de ses collègues membres du CIO. « S’il y a une chose qui va me manquer, c’est la vue sur le lac, dit-il en jetant un œil au travers des immenses fenêtres qui donnent sur le Léman en cette après-midi ensoleillée. C’est splendide. » Pourtant, ce triple sélectionné olympique en voile n’en a presque pas profité. « Au cours de mon séjour ici, par manque de temps, je n’ai navigué dessus que trois fois… », ajoute-t-il avec une pointe de regret dans la voix.
– Etes-vous nostalgique à l’idée de devoir bientôt quitter tout cela ?
– Toute ma vie a été une succession de périodes très intenses, que ce soit comme étudiant en médecine, comme athlète, comme chirurgien, puis comme dirigeant sportif et président du CIO. Il y a un jour où cela s’arrête. Mais une autre période va commencer, qui va me permettre d’être plus près de ma famille et de ne plus avoir d’agenda contraignant. Je partirai donc sans nostalgie.
– Président du CIO, c’était une vocation ?
– Non, plutôt un défi. Que je n’aurais jamais pu relever si, après les Jeux de Montréal, à la fin de ma carrière sportive, Raoul Mollet, le président du COIB de l’époque, ne m’avait pas mis le pied à l’étrier en me nommant représentant des athlètes. Moi, je comptais quitter le monde du sport et m’engager à fond dans ma vie sociale et professionnelle. Le reste a suivi. Je suis devenu vice-président puis président du COIB, chef de délégation, président des comités olympiques européens, membre du CIO… J’ai eu la chance d’être aux bons endroits aux bons moments et d’avoir pu compter sur des mentors comme Mollet et Samaranch, puis sur mon épouse pour me soutenir quand j’ai été sollicité pour le poste de président du CIO à l’époque où je dirigeais la commission de coordination des Jeux de Sydney.
– Qu’est-ce qui est le plus valorisant dans cette fonction ?
– Le contact et la proximité avec les athlètes. Et aussi le fait que, dans cette position, avec les moyens et l’influence qu’a un président du CIO, on peut imprimer la vision que l’on a pour le sport.
– Vous avez l’impression d’avoir pesé sur le sport mondial pendant ces 12 ans ?
– Je n’aime pas les mots trop pompeux. D’avoir pesé, je ne sais pas, mais d’avoir eu une influence, certainement. En décidant qu’il fallait des Jeux de la jeunesse parce qu’on avait besoin d’un point d’ancrage chez les jeunes, en augmentant de façon substantielle la lutte contre le dopage et les paris truqués, en forçant plein d’actions, peu spectaculaires en soi, qui ont fait que la qualité des Jeux a augmenté.
– Et le plus frustrant ?
– Le moins valorisant, plutôt, c’est la partie représentative, les discours, les banquets, les fêtes d’inauguration. Il y a 204 comités nationaux olympiques (CNO), 35 fédérations internationales (FI), 130 compagnies de télévision qui signent des accords avec nous, 12 grands sponsors. Il faut aller voir ces gens, discuter avec eux, «vendre» le CIO. Quand je n’y allais pas ou que je déléguais, je recevais des lettres de réclamation !
– Quand on vous voit aujourd’hui par rapport à 2001, l’année de votre élection, on se dit que physiquement, c’est également une charge énorme…
– Je n’ai jamais ressenti la fatigue. De temps en temps, il y a bien sûr un décalage horaire que l’on ressent plus qu’un autre, mais cela n’a été une charge ou une surcharge à aucun moment. J’ai vieilli physiologiquement de 12 ans et le vieillissement entre 60 et 70 ans n’est pas le même qu’entre 30 et 40 ans !
– Douze ans, c’est une période suffisante pour diriger le CIO ?
– Oui, parce qu’au-delà, on entrerait dans la répétition, on perdrait de l’enthousiasme et de la créativité. Juan Antonio Samaranch, mon prédécesseur, qui est resté 21 ans en poste, disait lui-même que c’était trop long.
– Dans les gens que vous avez rencontrés, quel est celui qui vous a le plus marqué ?
- Incontestablement Nelson Mandela. C’était avant d’être président, en 1992, lors des Jeux de Barcelone. Nous étions à la piscine d’entraînement et comme il n’y avait pas de compétition, nous avons commencé à parler. Il m’a dit sa passion pour le sport, la beauté qu’il y voyait. C’était remarquable.
– Votre plus grande satisfaction de président ?
– La qualité des 8 Jeux (3 d’été, 3 d’hiver, 2 de la jeunesse) qu’on a pu donner aux athlètes. C’est notre mission première. Ils étaient tous parfaits. A côté de cela, il y a l’augmentation des ressources financières, qui ont atteint des niveaux inégalés ; on a pu donner 40 % de moyens supplémentaires aux CNO et aux FI en redistribuant 90 % de nos revenus.
– Le CIO de Jacques Rogge, c’était quoi ?
– Celui des athlètes, que je me suis attaché à mettre au centre de nos préoccupations. J’ai aussi lutté pour une meilleure gouvernance. Nous avons créé une commission d’éthique, nous avons une transparence dans nos délibérations. Et puis, il y a l’importance que nous avons mise dans la lutte antidopage, avec la création de l’Agence mondiale antidopage, la congélation des échantillons pendant huit ans pour d’éventuels tests complémentaires, l’adoption du profil longitudinal, le doublement des tests dans les compétitions et en dehors, et le fait que nous n’avons pas hésité à appeler la police, comme lors des Jeux de Turin.
– Quand vous voyez ce qui s’est passé cette année, avec les aveux de Lance Armstrong ou les contrôles de plusieurs stars du sprint mondial comme Tyson Gay ou Asafa Powell, on se dit que le problème du dopage reste énorme. Ce n’est pas désespérant ?
– Ce n’est pas désespérant pour celui qui tire les bonnes leçons. Le dopage ne disparaîtra jamais, il serait naïf de le croire. Mais c’est notre devoir moral de tenter de le maintenir le plus bas possible. Je crois pouvoir dire qu’il est beaucoup plus difficile de se doper aujourd’hui qu’il y a dix ans à cause des mesures que nous avons prises. Il n’y a pas de perte de foi de ma part. J’ai l’assurance que l’immense majorité des athlètes est propre et qu’il n’y a qu’une petite frange, malheureusement très visible, qui triche et qui jette la suspicion sur le mouvement sportif tout entier.
– Pendant votre présidence, on a vu les budgets des villes organisatrices des Jeux exploser et se retrouver bien loin de ce qui avait été annoncé lors de leur élection. Est-ce vraiment inévitable ?
– Il y a un phénomène bien présent. Au moment de sa candidature, une ville ne veut pas aller trop loin de peur d’effrayer les gens. Elle établit un budget, que nous contrôlons et pour lequel nous marquons notre accord. S’il est trop élevé, nous demandons de le diminuer. Il se fait que, dans la réalité de l’organisation, durant sept ans, il y a un appétit qui se creuse chez la ville désignée qui subitement voit tout en grand et veut maximaliser l’opportunité qui lui est donnée en effectuant des grands travaux et des investissements à long terme. Que voulez-vous dire à un Etat souverain ?
– Et quand vous voyez le budget des prochains JO de Sotchi, que l’on estime à 50 milliards de dollars ?
– Le budget opérationnel des Jeux de Sotchi sera de 2 milliards de dollars, celui des infrastructures publiques effectivement probablement au-delà des 30 milliards – on ne connaît pas la somme exacte. Mais cela est un développement non pas pour les Jeux, qui vont durer deux semaines, mais pour toute une région où il n’y avait rien qui s’équipe pour les sports d’hiver afin de s’ouvrir au tourisme et qui va durer 40 ou 50 ans. A Bruxelles, on utilise encore tous les jours la Petite Ceinture qui a été construite pour l’Expo 58.
– Puisque l’on en est à parler de Sotchi, quelle est votre réflexion sur la loi homophobe adoptée récemment par le gouvernement russe et qui sera, selon son ministre des Sports, d’application pendant les Jeux ?
– Notre devoir est de veiller à ce que tous les accrédités aux Jeux puissent y assister sans être troublés. Nous avons demandé des explications techniques, avec des cas de figure, aux autorités russes. Nous attendons leur avis. Mais nous avons déjà reçu des assurances verbales, confirmées par écrit, qu’il n’y aura pas de problèmes pour la famille olympique.
– Faut-il attribuer les Jeux à des pays qui ont de telles lois ?
– Quand nous avons attribué les Jeux à Sotchi, cette loi n’existait pas. Il y a 76 pays dans le monde où il y a des lois homophobes et entre 40 et 50 pays qui pratiquent la peine de mort. Est-ce que le CIO doit punir les athlètes en disant «Je ne vais plus dans ces pays» ? Que le politique règle la politique et le sportif réglera le sport.
– Mais cette loi n’est-elle pas en contradiction avec la charte olympique ?
– Nous attendons des éclaircissements.
– Quelles sont les armes dont vous disposez si les explications ne vous agréent pas ?
– Le dialogue.