Le professeur Matthieu Leimgruber exprime ses doutes sur le paquet d’Alain Berset
Historien, professeur à l’Institut d’histoire économique Paul Bairoch à l’Université de Genève et spécialiste de la sécurité sociale, Matthieu Leimgruber* porte son regard sur la réforme «Prévoyance vieillesse 2020» du conseiller fédéral Alain Berset, projet qui entre dans sa phase parlementaire et sera un thème politique majeur ces prochaines années.
Le Temps: La Suisse a fondé son système de rentes sur trois piliers dont deux obligatoires, l’AVS et la prévoyance professionnelle (LPP), qui font l’objet de la réforme «Prévoyance vieillesse 2020». Cette approche globale est-elle la bonne?
Matthieu Leimgruber: C’est effectivement la première fois que l’on tente de réformer ensemble l’AVS et la LPP. Mais les controverses sur la place respective de ces deux piliers dans le système de retraite constituent un fil rouge depuis un siècle. L’ancrage de la doctrine des trois piliers découle d’un débat qui a agité la Suisse dans les années 60 et 70. Une partie de la gauche voulait alors consolider l’AVS par le biais des pensions populaires, sorte de super AVS. Et au Conseil fédéral, le socialiste Hans Peter Tschudi proposait une extension des caisses de pension fortement encadrée par l’Etat. Ces deux options, qui auraient remis en cause le développement du marché de la prévoyance, ont été farouchement combattues par les milieux patronaux, les assureurs et la droite. La définition des trois piliers dans la Constitution fédérale en 1972 et la mise en place en 1985 d’une LPP préservant les marges de manœuvre des caisses de pension existantes sont ainsi des victoires importantes pour les tenants du marché de la prévoyance.
– Vouloir réformer en même temps le 1er et le 2e pilier, n’est-ce pas une entreprise politiquement risquée?
– L’approche combinée semble justifiée par l’imbrication de plus en plus forte des composantes du système de retraite. Alain Berset est courageux. Mais j’ai des craintes pour ce projet. Il essaie de faire tenir dans un même paquet des dimensions hautement conflictuelles. Même son parti, le PS, a de la peine à s’y retrouver. Et si à droite les partisans du 2e pilier approuvent l’orientation générale du projet, c’est surtout parce qu’il remet sur la table des mesures de coupe dans les prestations telles que la baisse du taux de conversion et l’augmentation de l’âge de la retraite pour les femmes…
– Le projet actuel fait-il le jeu de la droite?
– Il s’agit d’un projet dont les grands traits sont acceptables pour la majorité bourgeoise de ce pays et qui respecte le trend des «réformes» à l’œuvre depuis une génération.
– Et vous avez l’impression qu’il consolide davantage le 2e pilier, dont les Suisses se méfient pourtant…
– C’est vrai. Les caisses de pension ne suscitent pas le même attachement que l’AVS. Pour de nombreux Suisses, l’AVS, plébiscitée par le peuple en 1947 avec 80% de oui et un taux de participation de 80%, est le véritable «événement du siècle». Par contraste, la LPP demeure un monde fragmenté, diffus, plus difficile à comprendre et qui couvre les assurés de manière très différenciée. Après trente ans d’expansion continue, la LPP occupe désormais une place centrale dans le système de retraite et la somme de ses prestations dépasse depuis peu celles de l’AVS. Mais les prestations de la LPP demeurent très inégalement réparties.
– Vous n’avez vous-même pas confiance dans le 2e pilier?
– Après avoir longuement étudié les archives des assureurs, je peux vous dire qu’ils ne font pas du social, ils font des affaires. Et les caisses de pension ont longtemps servi d’autres objectifs que celui de payer des rentes: fidéliser et pacifier la main-d’œuvre, réduire la charge fiscale des entreprises, ou encore alimenter toute une série d’intermédiaires financiers.
– Vous préféreriez un projet qui renforcerait l’AVS au détriment du 2e pilier?
– Si vous voulez véritablement renforcer les retraites des gens qui en ont le plus besoin, c’est-à-dire ceux, et notamment celles, qui ont les plus bas salaires ou vivent dans la précarité, c’est effectivement ce qu’il faudrait faire.
– L’initiative «AVSplus» des syndicats va dans ce sens. Mais demander une augmentation des rentes de 10%, n’est-ce pas utopique?
– Cette initiative va certes à contresens du trend actuel. Si elle semble utopique, c’est qu’elle remet en cause le blocage du développement de l’AVS et l’extension de la LPP qui est au cœur de la doctrine des trois piliers. Ce blocage pèse aussi sur les options choisies pour financer une telle amélioration des prestations. Les initiants proposent une hausse de la TVA. Une autre initiative socialiste, celle sur les successions, veut taxer les héritages et je doute de son succès. Mais personne ne propose une augmentation, même légère, des cotisations AVS. Cette solution apporterait des moyens importants mais c’est un tabou absolu.
– Vous semblez oublier qu’il ne s’agit pas d’améliorer les prestations mais de consolider le système pour faire face au vieillissement de la population?
– Mais on entend ce discours depuis trente ans: la société vieillit, donc il y aura des déficits. Oui, la société vieillit. Mais y aura-t-il des déficits? En 1997, les rapports fédéraux parlaient de 15 milliards de déficits pour l’AVS en 2010. Au final, les comptes ont clôturé avec 2 milliards de bénéfices. Aujourd’hui, on parle de 8 milliards de déficits en 2030. Mais personne ne sait vraiment ce qui se passera d’ici à 2030. Ce type d’argumentation démographique catastrophiste sert à cadrer la discussion et à présenter les coupes dans les prestations comme inéluctables. A entendre certains Cassandre, la faillite du système de retraite, et notamment de l’AVS, serait proche. Mais c’est tout le contraire: depuis les années 1970, le coût global de l’AVS, exprimé en pourcentage du produit intérieur brut, n’a pratiquement pas augmenté. Pourtant, durant la même période, le nombre de personnes recevant des rentes AVS a plus que doublé!
– Vous voulez dire que cette réforme ne se justifie pas?
– Ce n’est pas ce que je dis. C’est normal de vouloir réformer ou de tenter d’adapter de manière dynamique un système de retraite. Mais on pourrait aussi dire, concernant la prévoyance vieillesse, qu’il n’y a actuellement pas de problèmes, que les financements des rentes sont garantis, et que si des difficultés apparaissent concrètement, on augmentera les cotisations pour les résoudre. Mais personne n’ose défendre cette position.
– Alain Berset se garde pourtant de relever l’âge de la retraite à 66 ou 67 ans, alors que pour la plupart des pays occidentaux, c’est inéluctable.
– Si l’âge de la retraite des femmes passe de 64 à 65 ans, une hausse généralisée de la retraite sera l’étape suivante, aucun doute là-dessus. Alain Berset ne peut juste pas dire aujourd’hui qu’il faut augmenter l’âge de la retraite à 66 ou 67 ans alors qu’il y a encore un écart entre hommes et femmes.
– Le relèvement d’une année de l’âge de la retraite des femmes semble être acquis dans l’opinion. C’est aussi votre sentiment?
– Si la résistance semble s’être usée, c’est qu’en face, il y a des acteurs qui n’ont cessé depuis vingt ans de plaider en faveur de cette hausse. Ils ont déjà obtenu le relèvement de 62 à 64 ans. Alain Berset se défend en disant qu’il améliore les prestations pour les femmes, qu’elles seront mieux couvertes, notamment par le 2e pilier. Soit. Mais il aurait aussi pu proposer d’asseoir la solidité du système en diminuant les rentes les plus hautes. Il ne le fait pas.
* Matthieu Leimgruber est également coauteur d’un site internet «www.histoiredelasecuritesociale.ch».