Joseph Deiss, la Suisse et le cachalot européen
Vie politique
Douze ans après son départ du Conseil fédéral, Joseph Deiss publie un ouvrage hybride qui associe anecdotes et messages politiques. Dont celui-ci: la Suisse a tout intérêt à adhérer à l’UE

Ce ne sont pas ses Mémoires, ce n’est pas non plus son testament politique ni un recueil d’anecdotes, mais c’est une combinaison de tout cela. Douze ans après son départ du gouvernement, l’ancien conseiller fédéral Joseph Deiss, 72 ans, publie un livre au titre énigmatique: Quand un cachalot vient de tribord… Le Fribourgeois l’emprunte au navigateur Olivier de Kersauson: «Quand un cachalot vient de tribord, il est prioritaire. Quand il vient de bâbord aussi.» Sensible à l’humour absurde, Joseph Deiss transforme cette citation abracadabrante en pensée politique: le cachalot symbolise ce qui est inévitable, incontournable, un monstre qui peut détruire s’il n’est pas maîtrisé mais dont on peut se faire un allié.
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Durant sa carrière, Joseph Deiss, qui dirigea de 1999 à 2006 la diplomatie puis les affaires économiques du Conseil fédéral, a croisé beaucoup de cachalots. Il cite «la globalisation», mais aussi «les développements démographiques ou l’arrivée de nouvelles technologies». «La Suisse, pour laquelle le cachalot le plus proche est l’Union européenne, n’y échappe pas», écrit-il. L’homme politique peut aussi façonner ses propres cachalots. Comme l’adhésion de la Suisse à l’ONU.
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Joseph Deiss pilotait les Affaires étrangères lorsque le peuple a voté sur ce sujet en 2002. «On peut gérer un dossier de manière telle qu’il devienne un cachalot imparable pour l’adversaire. Avant la votation sur l’adhésion à l’ONU, j’avais analysé tous les arguments destructeurs (killer arguments). Lorsque le débat public a commencé, le cachalot était ainsi en route. Il n’était pas possible de l’arrêter et cela s’est traduit par un oui à plus de 54%», se souvient celui qui présidera plus tard, en 2010-2011, l’Assemblée générale de l’ONU.
La journée du 18 janvier 2006
Joseph Deiss reste un fervent partisan de l’adhésion à l’UE. Si son livre doit contenir un message politique, c’est bien celui-là: face à cet ensemble de 28, bientôt 27 Etats, la Suisse n’est qu’une «modeste embarcation». Elle a tout intérêt à «participer au façonnage de [son] destin» et aux prises de décision. «Un jour, il apparaîtra plus clairement qu’il est temps de reprendre la part de souveraineté que nous avons abandonnée volontairement par notre non-appartenance», écrit-il. «Je n’ai pas changé d’avis à ce sujet et suis conscient que cela énervera certains», précise-t-il au téléphone. «Ile au milieu d’un continent», la Suisse ne peut se replier sur elle-même comme le désire l’UDC. Il en profite pour régler au passage quelques comptes avec ce parti et son chef de file, Christoph Blocher, qu’il a tant abhorré et qui ne l’a pas ménagé lorsqu’ils siégeaient ensemble au Conseil fédéral.
Joseph Deiss n’a conçu son livre de manière ni historique ni chronologique. Il a sélectionné les chapitres de sa carrière qu’il a souhaité raconter et laissé délibérément d’autres moments de côté. S’il parle abondamment du contexte de son élection en 1999 et de la perte d’un siège PDC au Conseil fédéral en 2003 – celui de Ruth Metzler, sans toutefois donner tous les détails –, il est plus discret sur sa décision de quitter le gouvernement, prise de manière inattendue en avril 2006.
Il évoque cependant un épisode qui l’a douloureusement marqué: le 18 janvier de cette année-là, jour de son 60e anniversaire, le Conseil fédéral lui a refusé le droit de négocier un accord de libre-échange avec les Etats-Unis. Trois mois plus tard, il remettait sa démission et ouvrait la voie à Doris Leuthard. Et c’est «tout à fait fortuit» si son livre sort de presse au moment ou elle quitte à son tour le gouvernement. «J’y travaille depuis deux ans», assure-t-il.
Frivolités, grenaille et île flottante
Pour égayer son propos, Joseph Deiss truffe son ouvrage de références culinaires. En guise d’amuse-bouche, celui-ci s’ouvre sur un alignement de menus patiemment mis de côté par ses collaborateurs au terme des réceptions officielles auxquelles il a été invité ou qu’il a organisées. Il en retient quelques savoureuses dénominations, comme les françaises «frivolités de légumes confits» et la «grenaille de Noirmoutier» ou encore les «holothuries aux poireaux» de la gastronomie chinoise.
«Il est intéressant d’analyser ce qu’on sert à manger à Berne et ailleurs. Cette approche m’a aussi permis d’aborder de façon originale des rencontres politiques comme celles de Jiang Zemin ou Hubert Védrine», raconte-t-il. Son ouvrage hors-d’œuvre se referme sur son dessert préféré: l’île flottante, dont les parfums de vanille ne cessent de l’enchanter. Une énième métaphore de la position de la Suisse dans le monde? Il s’en défend et dit avoir voulu simplement clore ses réflexions sur une note exquise et douce.
«Quand un cachalot vient de tribord… Récits d’une Suisse moderne, pacifique et heureuse», par Joseph Deiss, Editions de l’Aire, 475 pages.