Les journalistes, ces narrateurs de l’urgence
Récit
Entre le suivi quotidien de l’évolution de la pandémie de Covid-19 et les enquêtes pour approfondir les questions les plus controversées, les journalistes évoluent sur une corde raide. Le récit de notre correspondant parlementaire Michel Guillaume

Le journaliste en mode pandémique est-il trop complaisant? Ou encore est-il trop réceptif aux humeurs du moment en raillant d’abord les lanceurs d’alerte, avant d’emboucher au contraire leurs trompettes pour réclamer les mesures les plus strictes du confinement de la population? Suivis par des centaines de milliers de personnes sur les réseaux sociaux et à la télévision, nous les journalistes du Palais fédéral n’avons jamais été pareillement sous les feux des projecteurs et, forcément, des critiques. Plutôt que d’y répondre, mieux vaut expliquer notre travail qui, paradoxalement, n’a jamais été aussi passionnant et aussi difficile.
Le décor tout d’abord: une salle que je n’ai jamais aimée, située au deuxième sous-sol du Centre des médias à deux pas du Palais fédéral. Une salle forcément sans fenêtre, austère et froide avec son mobilier hyper-fonctionnel. En revanche, j’aime beaucoup la grande fresque de Nic Hess trônant dans le foyer de celle-ci, qui rappelle subtilement que la Suisse fait partie du monde, en représentant aussi bien la fameuse vague d’Hokusai que l’incontournable Cervin!
En cette fin du mois de février, cette œuvre prend soudain un sens tout différent: cette furieuse et indomptable vague, n’est-ce pas ce virus inconnu qui menace de submerger non pas le Cervin, mais tout le système hospitalier suisse? Des nouvelles inquiétantes proviennent de la Lombardie voisine. Mais le lundi 24, lorsque Alain Berset entre pour la première fois en scène dans le cadre de cette crise, le Tessin est encore épargné. Dès ce moment-là, le ministre de la Santé évolue sur un très étroit chemin de crête. En fait-il trop et on l’accusera aussitôt de faire paniquer la population alors que le but est de l’informer pour la rassurer.
Depuis 1993, j’ai à peu près tout vécu sous la Coupole fédérale. Mais depuis le 4 mars dernier, j’ai l’impression de me retrouver dans la peau du bleu qui débarque
Entre deux experts reconnus, qui croire?
Nous, les journalistes, sommes confrontés au même dilemme. Le 26 février, dans une interview d’une page accordée à la très sérieuse NZZ, l’épidémiologiste Christian Althaus déclare «qu’il ne peut pas exclure» un scénario catastrophe dans lequel le coronavirus causerait la mort de 30 000 à 40 000 personnes en Suisse. Je contacte aussitôt Didier Pittet, professeur aux HUG et expert de l’OMS, qui ne partage pas cet avis: «Nous avons déjà eu davantage de victimes de la grippe que nous n’en aurons jamais pour le coronavirus. Il n’y a aucune raison de s’alarmer», répond-il. Tous deux sont des experts connus et reconnus. Qui croire dès lors?
Depuis 1993, j’ai à peu près tout vécu sous la Coupole fédérale: les élections d’une bonne quinzaine de conseillers fédéraux, de Ruth Dreifuss à Ignazio Cassis, les années très agitées de Christoph Blocher à la tête du Département fédéral de justice et police (DFJP), le long feuilleton des otages suisses en Libye et la fin du secret bancaire. Mais depuis le 4 mars dernier, j’ai l’impression de me retrouver dans la peau du bleu qui débarque.
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Au Bernerhof, Alain Berset et Heidi Hanselmann, présidente de la Conférence des directrices et directeurs cantonaux de la santé, doivent donner un point de presse qui démarre à 20h45 avec beaucoup de retard. Le Conseil fédéral vient d’interdire tous les rassemblements de plus de 1000 personnes, mais les cantons doivent encore harmoniser leurs pratiques pour tous les autres événements. La rencontre s’achève sur un exercice de communication complètement raté: les deux patrons de la santé du pays se serrent la main devant un panneau de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) qui déconseille justement ce geste!
Surtout: leurs déclarations sont si floues – en fait, ils n’ont rien décidé de concret – que j’ai l’impression de n’avoir rien compris. Durant quelques secondes, j’éprouve un étourdissant vertige: je ne me vois pas cracher 3000 signes pour l’édition web du Temps dans l’heure qui suit. Je finis par pouvoir parler à deux participants à la séance, qui me permettent de sauver in extremis une certaine qualité d’information.
Ce soir-là, je mesure non seulement les limites du fédéralisme, mais surtout les miennes. Je ne suis qu’un narrateur de l’urgence, une sorte de trapéziste intrépide qui évoluerait sans filet. Tel est le lot de tous les correspondants accrédités au Palais fédéral, qui suivent au jour le jour les quelque 60 conférences et autres points de presse que le Conseil fédéral et les principaux offices de la Confédération ont déjà tenus jusqu’à présent.
Par rapport à nos collègues d’Italie et de France qui n’ont pas l’opportunité de poser la moindre question à Giuseppe Conte et Emmanuel Macron, nous sommes des privilégiés. Nous avons la chance de soumettre tous les conseillers fédéraux et les plus hauts commis de l’administration à un feu roulant de questions, interrogeant les failles et les contradictions de leurs décisions. Et cela sans filtre, contrairement à ce que d’aucuns ont prétendu. «A cet égard, nous avons d’emblée joué la carte de la transparence en prolongeant même la durée des conférences de presse d’une heure d’ordinaire, à 90 minutes, voire deux heures», assure le vice-chancelier de la Confédération, André Simonazzi.
Les limites de la transparence
C’est vrai. Mais cette transparence a ses limites. Il n’est pas rare que la personne interpellée par les journalistes remercie pour la «très bonne question», avant d’éviter habilement d’y répondre. «Nous n’avons alors pas la possibilité d’insister lorsque nous recevons des réponses éludant la question. C’est pénible», déplore Doris Kleck, ma consœur de l’Aargauer Zeitung.
A l’heure où tous les titres de journaux se sont transformés en multimédias alimentant des sites web 18 heures sur 24, les journalistes évoluent en terrain mouvant, ainsi que l’explique Sermîn Faki, cheffe politique du groupe Blick: «Nous avons été confrontés à un flot d’informations contradictoires qu’il a fallu approfondir.» C’est parfois difficile, pour ne pas dire impossible. Un exemple? «Nous n’avons pas pu vérifier la qualité de la certification des masques de protection sur le marché en Suisse.» Et puis, personne ne sait comment la pandémie se serait développée si le Conseil fédéral avait pris d’autres mesures.
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Les semaines passent. Dès le 16 mars, je me suis auto-confiné dans un espace de 12 m2, en gros de 7h à 8h le matin jusqu’au soir, entre 18h et 19h. En dehors des conférences de presse, je ne croise plus guère que les femmes de ménage. Elles viennent du Kosovo, du Sri Lanka et du Maghreb et me racontent leurs enfants qui grandissent et qui feront la Suisse de demain.
La Suisse d’aujourd’hui, elle, a jusqu’ici bien résisté à la pandémie. Chaque jour, je multiplie les contacts avec une bonne douzaine d’informateurs: des médecins, des directeurs d’hôpitaux, des ministres de la Santé, des hauts fonctionnaires. Toutes et tous me confient leur crainte – pour ne pas dire leur obsession – d’un scénario à l’italienne et leur travail d’arrache-pied pour «aplanir la courbe» des nouveaux cas de Covid-19.
Une Suisse mal préparée
Il faut le reconnaître: la Suisse politique était mal préparée à affronter cette crise. Malgré sa loi sur les épidémies, son plan de pandémie et un rapport du professeur Thomas Zeltner – ancien directeur de l’OFSP – qui avait alerté sur tous les points faibles du pays, elle n’a pas écouté ses propres experts. Mais rien ne sert de jeter l’anathème sur une personne ou sur un seul office. «C’est une faillite collective», me confie un spécialiste de la santé.
Toutefois, en dépit de ce constat initial d’échec, le système hospitalier a tenu le choc. Dès le début du mois de février, tous les cantons ont créé des états-majors de crise et restructuré leurs établissements pour doubler la capacité de lits de soins intensifs en un temps record. Nous avons peut-être un système de santé cher, et probablement trop cher, mais celui-ci a réussi son stress test avec brio.
C’est tout cela que j’ai raconté au cours de mes enquêtes, récits et interviews dans Le Temps. Humblement, le plus humblement possible. En avouant qu’il y a eu des moments où j’ai eu de la peine à lever la tête du guidon. C’était pourtant inévitable. Longtemps, le médecin en chef Daniel Koch prétend que le pic de l’épidémie n’est pas atteint. Or, il n’en sait rien, pas plus que moi d’ailleurs. Nous ne nous apercevrons qu’à la mi-avril seulement que ce pic a été dépassé fin mars déjà et qu’il est temps de parler de stratégie de sortie de crise.
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Peut-on dès lors accuser les journalistes d’avoir fait preuve de complaisance envers le pouvoir? «Lorsqu’il a fallu poser les questions qui fâchent et enquêter, nous l’avons toujours fait», relève Esther Mamarbachi, responsable politique de la RTS Télévision. «Nous avons questionné les affirmations de Daniel Koch sur les enfants porteurs ou non du virus, révélé que les hôpitaux manquaient de produits anesthésiants et dénoncé les conditions sanitaires des centres de logistique», précise-t-elle. «Nous avons thématisé le problème du droit d’urgence qui supprime sept libertés individuelles», ajoute notre consœur Doris Kleck.
En fait, le seul vrai problème déontologique qui a surgi concerne un contrat que la Radio télévision tessinoise (RSI) a passé avec le gouvernement cantonal. Il stipule que des journalistes de la RSI, engagés dans la protection civile, puissent remplir leur devoir en aidant à la formulation de messages destinés à la population. Même si Enrico Morresi, l’ancien président tessinois du Conseil de la presse, a estimé que la séparation des tâches était claire entre la protection civile et les rédactions, le patron de la SSR, Gilles Marchand, a rapidement réagi. Il a demandé à la RSI de revoir les modalités de ce contrat dans les plus brefs délais.
La crise n’est pas finie – et le coronavirus n’a pas fini de hanter mes jours comme mes nuits. Je la vis en journaliste passionné, mais aussi en citoyen. Et c’est ce citoyen privé de libertés fondamentales autant que le journaliste qui interroge au début avril le conseiller fédéral Ignazio Cassis: «Le droit d’urgence doit être aussi bref que possible, pour éviter le risque d’une gestion juridique du pays au détriment des mécanismes démocratiques», m’affirme-t-il. Je suis ressorti de son bureau, plutôt rassuré.