Juillet 1958, le peuple suisse votait déjà sur le cinéma
votation
Le verdict concernant la «Loi Netflix» tombe dimanche. Le 6 juillet 1958, les Suissesses et les Suisses devaient se prononcer sur l’entrée du cinéma dans la Constitution, avec aides aux films et contingents. Des débats pas si différents de ceux d’aujourd’hui

Le 6 juillet 1958, les Suisses et les Suisses se sont rendus aux urnes pour deux objets. Un contre-projet à une initiative sur le réseau routier qui instaurait la notion de «routes nationales», et un nouvel article dans la Constitution concernant le cinéma. Celui-ci donnait à la Confédération le droit d’«encourager la production cinématographique et les activités culturelles déployées dans le domaine du cinéma», et de «réglementer l’importation et la distribution de films».
Un long débat
On s’en doute, le débat sur ce Filmartikel a été véhément. Il s’agit à la fois d’accorder un droit à une aide publique – les cantons étaient de droit impuissants en matière de cinéma –, d’aborder la question de la Cinémathèque, et de fixer dans la loi le cadrage du marché par les contingents, par exemple la limitation des films américains. Craignant que l’Etat fédéral ne viennent mettre son nez dans leurs affaires, les distributeurs et exploitants sont contre l’article. Ce qui frappe aujourd’hui est de constater à quel point il est peu question de la fiction; les débats portent surtout sur le documentaire. On redoute un «bailli du cinéma» qui imposerait des thématiques, ou on soutient au contraire un appui pour faire de «bons films» sur la Suisse.
L’article était prêt en 1956, mais les objets de votation s’accumulaient (déjà!). Deux gros articles des ancêtres du Temps donnent le ton de la campagne.
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Pour: le «rôle artistique et social du film»
Chez les partisans: dans la Gazette de Lausanne du 6 juin, le journaliste lausannois Jean Nicollier aborde la «situation particulière du cinéma suisse». Particulière parce que «la Suisse est jusqu’ici l’un des rares pays, en Europe, qui ne soutient ni de façon directe ni de façon indirecte sa production cinématographique». Il est donc question d’aide, et même, l’auteur lâche le gros mot, de possibles «subventions à fonds perdu». Mais tout de suite, il argumente: «Pourquoi dans ce domaine, une aide très modeste ne pourrait-elle pas être admise alors que tous les pays européens et d’outre-mer soutiennent, même surtout les démocraties populaires, leur production cinématographique.»
L’argument des pays communistes (les «démocraties populaires») qui utilisaient le cinéma comme outil d’image et de propagande, a marqué la campagne. On voit par ailleurs le poids des comparaisons avec les pratiques européennes, un argument fortement mis en avant aujourd’hui par les partisans du quota de 30% d’œuvres européennes et de l’obligation d’investir pour les plateformes de streaming et les TV étrangères à fenêtres publicitaires suisses.
«Le film est un merveilleux moyen de faire comprendre la Suisse aux Suisses. Or nous manquons de films indigènes de valeur. Nous avons brillé par notre absence ces dernières années à Venise et à Cannes.» Et plus loin: «Cette situation est anormale si l’on se réfère aux méthodes adoptées par un grand nombre de pays parfaitement conscients du rôle artistique et social joué par les «bons» films.»
Oui, «bons», c’est-à-dire des bons documentaires. Le soutien à des longs métrages «à sujet romanesque, c’est dire où l’imagination d’un scénariste commande, ne peut, en revanche, qu’être envisagée avec prudence et réserve», poursuit le journaliste. La fiction repose sur «l’accueil du public», qui «décide de l’avenir économique de la production». On concède tout au public des soutiens à hauteur maximale de 30% des coûts, et des primes à la qualité. Dans la fiction, résume-t-on, «une intervention onéreuse et massive de l’État suisse dépasserait la mission du pays.»
Le rédacteur veut ainsi rassurer les votants. «Cet article n’est pas le prélude à la création d’un vaste service fédéral des «subventions du film», avec afflux de fonctionnaires nouveaux.» Ce qui arrivera, en réalité…
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Contre: un «lest interventionniste et étatiste»
Autre son de cloche dans le Journal de Genève du 4 juillet, deux jours avant le vote. Raymond Deanoa y expose les «raisons de voter non dimanche». Là aussi, il est surtout question de films documentaires, souvent «de commande», ce qui rend le soutien public inutile: «Il n’est pas besoin, pour favoriser certains bons films ou certaines institutions cinématographiques louables [il est manifestement question de la Cinémathèque], de prévoir un article constitutionnel spécial, qui sera certainement interprété comme un encouragement à une distribution plus intense de la manne fédérale.»
L’importante deuxième partie de l’argumentaire porte sur l’autre aspect, le contingentement. Le pays était pris dans un débat sur les cartels, objet d’une précédente votation. Or, dans le cinéma règne «un cartel fermé, un de ces «cartels verticaux» dont chacun s’est accordé à reconnaître [lors du précédent vote] qu’ils étaient contraires à la «concurrence possible», et devaient être combattus […].» En somme, la nouvelle disposition formaliserait une situation inégale, sans atteindre «le but culturel et politique poursuivi»; «Bref, le bateau de l’article sur le cinéma est démesurément chargé de lest interventionniste et étatiste».
Analysant le débat et l’inclination de la population au oui, le sociologue de la culture Olivier Moeschler (dans Cinéma suisse, coll. Savoir suisse, PPUR) note que «le peuple suisse se trompe peut-être… et doublement. L’aide à la production est marginale dans l’article, alors que l’importation, la distribution et les salles sont au centre. De plus, le peuple vote pour les grosses productions helvétique à l’affiche mais en perte de vitesse, que les mesures n’aideront qu’imparfaitement – au profit d’une génération d’auteur sur le point d’éclore!»
L’article 27ter sur le cinéma a été accepté par 61,3% des voix.
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