Il a été chef du Service de la santé publique du canton de Vaud, directeur général du CHUV, secrétaire d’Etat à l’éducation et à la recherche et, enfin, président de l’Hôpital du Valais. Aujourd’hui, Charles Kleiber n’est plus aux commandes, mais il porte toujours le même intérêt à notre système de santé. C’est en citoyen qu’il organise – avec les Académies suisses des sciences médicales et des sciences humaines et sociales – une «dispute», le 5 octobre prochain, dans le cadre du salon Planète Santé à Genève. Son but? Provoquer une réflexion pour refonder le système, en s’interrogeant non seulement sur son financement, mais aussi sur le sens de la santé dans les sociétés contemporaines.

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Les primes ne cessent d’augmenter. Notre système sanitaire est-il malade?

Oui, d’une maladie lente et chronique: il a la régulation défaillante. Tous les acteurs sont prisonniers d’une logique de croissance. On veut toujours plus, toujours mieux. L’augmentation des primes n’est qu’un des symptômes de cette maladie. Depuis plus de vingt ans, les coûts ont augmenté d’environ 4% par année et pèsent de plus en plus sur les budgets des familles. Près de 20% des Suisses sont obligés de renoncer à des soins en raison de leurs coûts. Les inégalités et les injustices augmentent. C’est indigne.

Pourquoi cette croissance incontrôlée?


Parce que tous les incitatifs y conduisent. Le financement en fonction de l’activité provoque logiquement une surenchère d’activité. Impossible dans ces conditions d’éviter les inefficacités et les actes inappropriés, documentés par les médecins eux-mêmes et qui représentent près de 20% du volume des prestations. Que d’argent perdu! Pour tenter de freiner les coûts, le système réagit par le contrôle et la bureaucratie. Résultat: les soignants passent de moins en moins de temps avec les soignés et de plus en plus avec leurs écrans.

Que proposez-vous, concrètement?


Dans les sociétés à hauts revenus, la santé dépend aujourd’hui des soins (mais pour 20% au mieux), de notre manière de vivre et de manger, de la qualité des relations sociales et de notre héritage génétique. Il faut donc combiner ces déterminants de la santé dans une vraie politique sanitaire qui donne toute sa place à la prévention. En un mot: une politique de santé fondée sur ce qui détermine la santé. Une telle stratégie diminuerait la pression sur le système de soins et lui permettrait d’aller jusqu’au bout de sa fonction centrale: produire de l’autonomie, aider à vivre avec la maladie et apprivoiser la mort, diminuer la douleur, apaiser. En bref, jouer pleinement ce lien social dont les sociétés atomisées, rongées par la solitude, ont besoin.

Pour faciliter les réformes, le Conseil fédéral a prévu un article pour promouvoir des projets pilotes sans devoir réviser la loi sur l’assurance maladie au préalable. Qu’en pensez-vous?


Je salue cette initiative. Elle doit permettre d’expérimenter de nouveaux modèles d’organisation, d’apprendre sur la base des faits et de créer une nouvelle culture sanitaire. On pourrait introduire, par exemple, pour une population donnée, un financement par tête d’habitant – la capitation – qui couvrirait tous les besoins de soins pendant une année. Fini alors les incitations à produire des actes. On pourrait développer des réseaux de soins, renforcer massivement la prévention, donner naissance à l’hôpital de demain, nous préparer à accueillir la civilisation numérique qui va bouleverser toutes les pratiques sanitaires. On pourrait peut-être même mettre en cause le système dual. Notre système deviendrait un laboratoire du changement. Il n’est pas interdit de rêver!

La maîtrise démocratique des dépenses de santé est perdue. Qu’entendez-vous par là?

Le système de soins est paralysé par les intérêts contradictoires de ses administrateurs. Pris en tenaille entre rapports de force et compromis, ils ne peuvent que perpétuer l’ordre sanitaire existant. Que décide le peuple? Rien ou peu de chose. Il prend acte chaque automne de l’augmentation des primes. Redonnons-lui donc la parole. Lui seul a la légitimité de décider quelle politique de santé il souhaite, quelle place il entend donner à la prévention, quelle organisation il veut promouvoir et comment les intérêts privés doivent prendre en compte le bien public. Je suis convaincu que la démocratie suisse est assez forte pour relever ce défi.

Pour ce qui est de l’avenir, le biochimiste et écrivain scientifique Joël de Rosnay parle non seulement d’homme «rénové», mais aussi d’homme «transformé», voire «augmenté». Y croyez-vous?


Le système de soins a fait miroiter le recul de la mort, la disparition des maladies et l’éternelle jeunesse. Des marchands de rêves ont su exploiter nos peurs archaïques. Quand on médicalise la condition humaine et que l’on fait du vieillissement une maladie, on entre dans la démesure. La même démesure qui provoque le réchauffement climatique. Il est urgent de retrouver le lien sacré avec la nature que le capitalisme de la cupidité a rompu. Je crois que nous n’avons pas besoin d’hommes augmentés. Nous avons besoin d’hommes responsables.

Qu’est-ce que la santé pour vous?


Pour moi, la santé n’est pas un droit. C’est une quête, toujours recommencée, toujours incomplète, qui nous mène au bout de nous-mêmes. Elle est faite de souffrance et de joie et, peu à peu, elle nous libère. Et quand elle est portée par la société tout entière, cette quête individuelle devient la conquête de tous.


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