Un mythe fondateur tombe: les Jurassiens ne sont en rien les «fils de la Rauracie»
JURA
Bien que l'hymne officiel du Jura évoque le «peuple libre des Rauraques», cette tribu celte établie le long du Rhin est totalement étrangère au Jura. Née à la fin du XVIIIe, cette illusion a été alimentée par le romantisme nationaliste et un besoin d'identité

«Unissez-vous fils de la Rauracie et donnez-vous la main!» A l'occasion de la Fête du peuple jurassien, le deuxième dimanche de septembre, une petite foule de militants autonomistes entonne chaque année avec flamme dans les rues de Delémont l'hymne officiel de la République. Même si depuis la création du canton, en 1979, la foule se fait toujours moins nombreuse et l'espoir un peu moins vif de réunir un jour les fils séparés de la Rauracie, du nord au sud, l'hymne national jurassien n'a rien perdu de ses accents combatifs.
Mais il risque de perdre son titre, La Nouvelle Rauracienne, et sa référence à la très mythique Rauracie, cette patrie constituée d'une irréductible petite tribu qui résisterait toujours à l'envahisseur… germain. Car aucun Rauraque n'a jamais habité sur sol jurassien et rien n'indique que le territoire rauraque se serait étendu au Jura.
C'est la thèse défendue par un archéologue helvético-belge, Jean-Daniel Demarez, au service du Patrimoine historique jurassien, dans un très officiel Répertoire archéologique*, publié avec le soutien de l'Etat. Une thèse qui n'est pas nouvelle, en réalité, puisque défendue par des historiens bâlois dans les années 1900 et, en 1937, par un médecin chaux-de-fonnier, par ailleurs spécialiste des Celtes, le Dr Henri Joliat. Mais la fièvre nationaliste avait balayé son argumentation: les Jurassiens se veulent descendants «d'un peuple libre au sein de l'Helvétie». Ce qui est plus valorisant que d'être simplement Séquane, donc Franc-Comtois.
Avant de revendiquer leur identité latine, les Jurassiens avaient fondé leur combat sur l'idée de constituer un peuple à part. «La civilisation romaine ne pénétra pas jusqu'à l'âme des Rauraques», écrivait ainsi l'historien «officiel» des années 30, Paul-Otto Bessire, bien avant la naissance du mouvement séparatiste. On croirait lire du Goscinny ou du Christoph Blocher.
Car les Rauraques ont bien existé et leurs vrais descendants sont sans doute les Allemands de Forêt-Noire et les Bâlois. C'est César qui, dans La Guerre des Gaules (58 av. J.-C.), mentionne pour la première fois cette petite tribu. Comme le géographe grec Strabon, César, après avoir énuméré le chapelet de tribus qui s'égrènent le long du Rhin, relève que la Séquanie (actuelle Franche-Comté) et l'Helvétie, séparées par la chaîne jurassienne, s'étendent jusqu'au Rhin.
«Dès lors, écrit Jean-Daniel Demarez, il ne reste qu'un seul territoire possible pour les Rauraques: le coude du Rhin, au sud de Kaiserstuhl (région de Fribourg-en-Brisgau), une zone somme toute assez suffisante pour une tribu de 23 000 âmes». Poussés par les tribus germaniques d'Arioviste, les Rauraques avaient traversé le Rhin et s'étaient joints au grand déplacement des Helvètes, arrêtés à Bibracte, près d'Autun. D'où le recensement précis de César avant leur retour outre-Rhin.
Jean-Daniel Demarez est formel: «Une solution rauraque pour l'actuel canton du Jura est indéfendable.» Il est certain en effet que la région de Porrentruy et les Franches-Montagnes, «et sans doute la vallée de Delémont» appartenaient aux Séquanes, dont le chef-lieu était Besançon, avec un établissement important à Mandeure (Montbéliard), à quelques lieues du Jura. Pas plus de Rauraques dans la région de Moutier, puisque, selon les fouilles les plus récentes, ces régions ont sans doute été inhabitées jusqu'au VIe siècle. Au-delà s'ouvrait le passage de Pierre-Pertuis, aménagé par les Romains, et s'établissait la frontière avec les Helvètes. Donc pas le moindre Rauraque en terre jurassienne.
Si quelques postes avancés ont pu exister auparavant sur le site de la cathédrale de Bâle et à Augst (Augusta Raurica), ce n'est que vers l'an 86 de notre ère que l'on parle de Rauraques sur la rive gauche du fleuve. Lors d'un remaniement administratif, rappelle l'archéologue belge, fut instituée une «civitas Rauracorum» en enlevant un large territoire aux Séquanes, avec deux villes importantes, Augst et Horbourg en Alsace. «La civitas Rauracorum n'est pas une entité ethnique homogène, mais une circonscription administrative composée de Rauraques du coude du Rhin, de Séquanes et éventuellement d'Helvètes», affirme Jean-Daniel Demarez. Seule la vallée de Delémont dépendait administrativement de la civitas des Rauraques. Mais dépendre administrativement de Berne n'a jamais transformé les Jurassiens en Bernois.
Pourquoi cette référence constante aux Rauraques? Parce que les évêques de Bâle, réfugiés à Porrentruy à la Réforme, se sont longtemps appelés «évêques des Rauraques». A la Révolution française, une éphémère république indépendante prendra le nom de «République rauracienne».
Un romantisme nationaliste, le besoin de se trouver des racines et une identité, l'absence de nom propre pour désigner les habitants de l'Ancien Evéché de Bâle feront qu'au milieu du XIXe le premier «autonomiste», Xavier Stockmar, parlera de Rauraciens, bien avant l'invention des «Jurassiens». Il composera même le premier chant patriotique, La Rauracienne dont l'hymne actuel n'est qu'une réécriture. Quand ils entameront La Nouvelle Rauracienne, les Jurassiens préféreront ignorer la réalité historique. Mais sur l'air d'un opéra anticlérical, Le bon Dieu des bonnes gens, de Béranger. Ce qui ne gâte rien.
*Répertoire archéologique du canton du Jura du 1er siècle avant J.-C. au VIIe siècle après J.-C. Cahiers d'archéologie jurassienne. Porrentruy.