Lorsqu’elle tombe enceinte en 2012, Claudia* voue une confiance absolue au milieu médical, dans lequel elle évolue professionnellement. Sous anticoagulants, la jeune chercheuse sait qu’elle devra accoucher sans péridurale. A la maternité des HUG, ce matin de novembre, elle s’installe en salle d’accouchement, une petite pièce pas plus large qu’un mètre de chaque côté du lit, une porte ouverte en permanence. Elle qui veut rester à quatre pattes se voit forcée de s’allonger sur le dos. Durant trois heures, Claudia pousse de toutes ses forces, mais ça ne suffit pas. «Ma fille faisait le yoyo, elle remontait sans cesse et je devais repartir à zéro, je me sentais impuissante», raconte la Genevoise aujourd’hui âgée de 41 ans. La sage-femme lui demande alors de se tenir à une barre pour pousser. «J’étais dans un tel état de douleur que je suivais ce qu’on me disait, même si je voyais bien que mon corps disait non.»
Le calvaire continue. Le masque de gaz hilarant qu’on lui applique sur le visage pour la soulager est d’abord bouché, le deuxième ne réussit qu’à la faire vomir. Claudia est épuisée. «Ce bébé doit naître normalement, allez-y maintenant.» Les injonctions du personnel médical hantent encore sa mémoire. «Des gens entraient et sortaient sans se présenter, parlaient de moi à la troisième personne», se souvient-elle. Sur le moment, elle ne voit que des bras qui s’agitent au-dessus d’elle. Pas de bienveillance, pas d’encouragements.
«Pourquoi elle crie, la dame?»
«Il faut vraiment y aller, Madame, le cœur de votre bébé faiblit», s’exclame soudain une voix. Claudia est prise de panique. Elle n’a pas le temps de poser une question qu’une sage-femme se couche sur elle et lui plante un coude dans le ventre, juste sous le sternum. Au même moment, une autre effectue une épisiotomie sans la prévenir. Sans péridurale, la douleur atteint son paroxysme. «Je n’étais plus en état de faire quoi que ce soit à part hurler, raconte Claudia, encore choquée. J’essayais de me débattre, de les écarter.» En vain. Lorsque la sage-femme annonce «voir la tête», Claudia n’est qu’une «boule de douleur», tremblante, épuisée. «Je n’existais plus. Je voulais juste que ça s’arrête.»
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Lors de la délivrance placentaire, une voix s’interroge alors: «Pourquoi elle crie, la dame? Elle n’est pas anesthésiée?» Plus tard, Claudia surprend une nouvelle discussion entre la sage-femme et la médecin: «On lui dit à la dame ou pas?» D’une minute à l’autre, elle se retrouve au bloc opératoire pour recoudre «quelques petites fibres déchirées» sous anesthésie générale. Elle ne découvrira la gravité de sa déchirure, presque complète, que plus tard.
«Epreuve physique et psychologique»
Au sein du corps médical, les témoignages tels que celui de Claudia sont tantôt vécus comme des attaques, tantôt comme l’occasion de remettre en question certaines pratiques. Une patiente démunie face à un médecin tout-puissant? Pour la doctoresse Manuella Epiney, responsable de l’unité de périnatalité aux HUG, l’image est caricaturale. «La santé et le bien-être des femmes sont au cœur de la pratique médicale, tout comme le consentement libre et éclairé», rappelle-t-elle, contestant toute notion d’intention dans l’expression violences obstétricales. «L’accouchement est, en soi, une épreuve physique et psychologique très intense, estime la doctoresse. Une douleur insoutenable ou des instructions données dans l’urgence peuvent être vécues comme des agressions. Les soignants savent que leur attitude et leur soutien sont alors très importants.» Quid des gestes non consentis? «Aucun geste n’est imposé, affirme-t-elle. Les soignants informent la patiente des étapes de l’accouchement. Néanmoins, la situation peut parfois se dégrader en quelques minutes, le temps est alors compté.»
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Pour anticiper au maximum, les médecins recommandent d’établir un plan de naissance. «Il faut discuter en amont de ce que la femme envisage, de ce qui est possible, expliquer des gestes et des instruments d’urgence, souligne le professeur David Baud, chef de service au département Femme-mère-enfant du CHUV. Les ventouses et les forceps, par exemple, ont mauvaise réputation, même s’ils ne sont utilisés que dans 10% des accouchements.»
«Poser un cadre»
Alors que l’épisiotomie cristallise les reproches, Manuella Epiney l’affirme, «ce geste n’est plus systématique depuis plus de vingt ans en Suisse». Aux HUG et au CHUV, il n’est pratiqué que dans de très rares cas, lorsqu’il existe un risque vital pour l’enfant dans la dernière phase d’expulsion. Et il n’est pas toujours mal vécu. «Lorsqu’une mère comprend pourquoi cela a été nécessaire, lorsqu’un lien de confiance existe avec le médecin, il n’y a généralement pas de problème», précise David Baud. A ses yeux, il existe parfois un gouffre entre le déroulement d’une situation et le ressenti de la patiente. «Un accouchement où tout se passe bien médicalement parlant peut être traumatisant pour la mère et vice versa. Il n’y a pas toujours d’explication logique ou tangible.»
Face à l’émergence du débat sur les violences obstétricales, les hôpitaux redoublent toutefois de précautions. «On ne peut pas garantir que tous les soignants seront toujours irréprochables, mais on peut poser un cadre», explique David Baud. Au CHUV, il est désormais interdit de débattre d’une situation délicate devant une patiente. Une feuille d’information sur l’épisiotomie sera prochainement diffusée à titre de rappel. A l’instar de ce qui se fait à Genève, l’hôpital vaudois veut créer une permanence pour recevoir les femmes après un «accouchement vécu comme difficile». Cette consultation sera proposée à toutes les patientes en post-partum.
2. Le post-partum
En chambre de repos, le calvaire de Claudia continue. «Je me suis retrouvée seule, les bras endoloris, sans parvenir à m’asseoir à cause des points de suture. Ma fille était posée à côté de moi, mais j’étais incapable de m’en occuper, de la changer, de la nourrir», se souvient la Genevoise. On lui fait rapidement comprendre qu’après un accouchement par voie basse, elle n’a pas besoin d’aide. D’autres femmes sont prioritaires. En quatre jours, Claudia affirme n’avoir vu aucun médecin et dormi à peine deux heures. «Lorsque je demandais de l’aide, on me disait que j’étais une chochotte, une mauvaise mère, une menteuse, raconte-t-elle. On ne m’a proposé aucun suivi psychologique ou médical. Je pleurais sans arrêt.»
La fin du séjour sonne comme une libération. La sage-femme qui vient la voir à domicile, calme et douce, est la première à évoquer la maltraitance face aux séquelles très lourdes dont souffre Claudia: douleurs, épuisement, syndrome de stress post-traumatique. Il lui faudra trois mois pour réussir à sortir seule avec sa fille. Des années pour que les cauchemars s’estompent.
Flash-back et cauchemars
«Après une naissance, on est dans un tel état qu’on n’a pas la force de s’opposer à quoi que ce soit, lâche Claudia. On focalise toute notre énergie sur le bébé pour s’assurer qu’il aille bien. A force, on s’oublie.» Comme Claudia, les femmes victimes de violences obstétricales gardent un souvenir douloureux du post-partum, le poids de la culpabilité venant s’ajouter au chamboulement des premiers jours de vie, lorsque s’occuper de son bébé semble insurmontable.
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Selon les statistiques, le syndrome de stress post-traumatique survenant après une naissance touche 3 à 4% des femmes. «Cela se traduit par des flash-back, des cauchemars, des angoisses ou encore le renoncement à l’idée d’avoir un autre enfant», détaille Mathilde Morisod Harari, pédopsychiatre au CHUV. Le sentiment qu’un proche ou soi-même soit en danger de mort suffit à provoquer un traumatisme, avec ou sans violences obstétricales. Un accouchement difficile peut également réactiver d’anciens traumatismes, voire engendrer une dépression post-partum.
3. La reconstruction
Fin 2015, Claudia trouve enfin le courage de se rendre à la consultation des HUG pour avoir accès au partogramme, la «boîte noire» de l’accouchement. «J’ai raconté ce que j’avais vécu, la sage-femme m’a dit que je n’avais rien inventé, tout était dans le dossier.» En revanche, aucune trace du fait que le cœur de son bébé avait faibli. «Aujourd’hui, je sais qu’il n’y avait pas de situation d’urgence qui justifiait de tels gestes sans informations.» La responsable se montre également étonnée que le personnel n’ait pas utilisé d’instruments pour faciliter l’accouchement et s’excuse de la part de l’institution.
La deuxième étape de la reconstruction se déroule au service médiation. «J’avais besoin de savoir quelles étaient les directives de l’hôpital», explique Claudia. Les explications du médecin la sidèrent. «Certes, les expressions abdominales et les épisiotomies sont obsolètes, mais la pratique reste au bon vouloir de la sage-femme sur le terrain», explique-t-il en substance. Il finit par concéder une accumulation de «petites erreurs» et de «mauvaises décisions», avant de lui lancer: «C’est bon maintenant, on vit tous des choses difficiles, il faut passer à autre chose.»
Ce n’est qu’en intégrant l’association Re-Naissances, en 2017, que Claudia trouve une reconnaissance. Elle décide alors de s’engager pour briser le tabou de cette «maternité heureuse» qui fait tant de dégâts. Les stigmates perdurent malgré tout. Elle qui rêvait d’avoir plusieurs enfants s’est sentie incapable de revivre une telle épreuve.
«Prendre en compte l’humain»
L’association Re-Naissances offre un espace de partage et de soutien aux femmes après un accouchement douloureux. Elle participe aussi à des interventions dans les écoles de formation. «L’objectif est de tisser un réseau avec des professionnels de la santé pour s’assurer que les pratiques évoluent sur le terrain, détaille Anne Diezi, l’une des membres fondatrices. Il faut rappeler aux soignants l’importance de prendre en compte l’humain, au-delà des gestes techniques. Le pire, c’est de minimiser la douleur en disant que les femmes idéalisent l’accouchement. Ce n’est ni honnête, ni respectueux.»
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Reprendre pied, c’est aussi poser un visage sur des décisions. «A l’hôpital, la machine est tellement grande qu’on perd parfois le fil»: la critique revient régulièrement dans les témoignages. «En passant d’un accouchement à domicile en présence de l’entourage à un accouchement médicalisé qui se déroule avec des inconnus, on a perdu le lien confiance, mais on a gagné en sécurité pour la mère et le bébé, reconnaît David Baud. Bien sûr qu’il serait mieux pour une patiente d’être suivie par la même sage-femme du début à la fin, mais la loi du travail rend cela impossible. Les soignants doivent aussi être protégés et pouvoir se reposer.»
Pour la pédopsychiatre Mathilde Morisod Harari, la reconstruction de soi après un vécu douloureux passe par la réappropriation de ce qui s’est passé. «Il faut permettre à la femme de passer d’une position passive, où elle a eu le sentiment d’être un objet, à une position active, souligne-t-elle. Il faut qu’elle comprenne ce qui s’est passé pour réussir à intégrer cet événement traumatique dans son histoire personnelle.» Mais la prise en charge psychiatrique reste taboue. «Les femmes peuvent parfois attendre six mois, voire des années avant de s’adresser à nous.»
*Prénoms d’emprunt
En chiffres
En 2018, le département de gynécologie et obstétrique des HUG a enregistré 24 plaintes, tous types confondus, sur 4213 naissances. En 2017, ce chiffre était de 20 sur 4182 naissances.
En 2018, le même service du CHUV a recensé quant à lui 19 plaintes pour 3246 accouchements.
En 2017, 85 990 naissances ont eu lieu en Suisse. 98,3% des accouchements se sont déroulés dans un hôpital, 1,7% en maison de naissance.