Lacrymogène, du cyanure dans le gaz
Répression
AbonnéUn docteur en biologie s’est armé de patience et d’un dispositif suisse pour évaluer la toxicité du gaz lacrymogène fréquemment utilisé par les forces de l’ordre pour disperser les foules lors de manifestations. En publiant un rapport sur le gaz CS, il souhaite alerter l’opinion publique sur ses effets

Les manifestations des «gilets jaunes» se déroulaient chaque samedi à travers d’épais nuages de fumée. Ceux provoqués par les bombes lacrymogènes des forces de l’ordre et par les barricades de flammes érigées dans les rues de l’Hexagone. En mars 2019, des dizaines de manifestants signalent sur les réseaux sociaux être victimes de maux de tête récurrents, de vertiges, de crampes et de nausées. Leur point commun: avoir été aspergés plus ou moins directement de gaz lacrymogène. Les internautes soupçonnent alors les policiers d’utiliser des bombes lacrymogènes qui contiennent du cyanure. Et il n’en faut pas plus pour que la rumeur coure.
Une «fake news» comme point de départ
A Nice, lors d’un énième acte, Alexander Samuel est témoin de «la brutalité avec laquelle les agents procèdent au maintien de l’ordre» et décide de filmer les altercations. Ce geste le conduira en garde à vue. Contacté à sa sortie par un collectif prétendument en lien avec l’ONU pour relayer les violences observées en France, le docteur en biologie moléculaire accepte de témoigner et use de son titre pour signer son compte rendu. Son statut interpelle ce groupe, nommé SOS ONU, qui lui transmet en avril le résultat d’analyses d’un manifestant présentant un taux de thiocyanates sériques élevé. Ces derniers sont produits par le corps humain en cas d’exposition au cyanure.
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Alexander Samuel, également chargé de mission pour le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information de Nice (Clemi), décide alors de débunker cette fake news. «Je pensais trouver rapidement de la littérature scientifique sur la composition des bombes de gaz lacrymogène utilisées et leurs effets sur les citoyens, mais à mon grand étonnement je n’ai pas réussi à leur donner tort, raconte-t-il. En parallèle, je recevais des dizaines de résultats d’analyses provenant de différentes villes de France. Mais leurs détenteurs s’étaient rendus dans un laboratoire quelques jours après l’exposition au gaz, or une partie a été éliminée par voie urinaire. Pour être précis, une prise de sang doit être réalisée rapidement.» Pour en avoir le cœur net, le scientifique décide de mener ses propres recherches sur le sujet et sur le terrain.
En quelques clics, Alexander Samuel découvre un dispositif médical développé par une entreprise suisse, CyanoGuard, qui permet d’évaluer le taux de cyanure présent dans un volume d’eau, de sang ou d’urine. Il en achète une dizaine. «Nos kits sont utilisés par des entreprises minières, des membres de l’industrie agroalimentaire et même le FBI», déclare Benedikt Kirchgaessler, le directeur général de cette société.
Développé en partenariat avec l’Université de Zurich, le Cyanokit est simple d’utilisation. «Si du cyanure est présent dans un échantillon, notre test changera de couleur, détaille le responsable. Nos résultats sont semi-quantitatifs, ce qui signifie qu’un résultat positif indique une concentration dans l’échantillon égale ou supérieure à la valeur définie sur le tableau de comparaison des couleurs.»
«Je veux lancer l’alerte»
Accompagné par trois médecins et une équipe chargée de leur sécurité, Alexander Samuel se rend le 20 avril et le 1er mai dans les rues parisiennes pour effectuer des prises de sang sur des manifestants volontaires. Réalisées sur le vif, à même le trottoir, sans gants et à proximité de la fumée et de l’agitation, ces pratiques sont contestées dans la presse française par des médecins et collectifs militants. «Notre kit est très fiable, car son résultat n’est pas altéré par des éléments extérieurs», soutient Benedikt Kirchgaessler.
Mais la présence de cyanure dans le sang peut être due à l’inhalation de fumée d’incendie ou de cigarette, ou encore à l’alimentation. Cette substance est présente dans le manioc, les amandes amères et les noyaux d’abricot. Pour comparer l’évolution des taux de concentration, le Niçois peaufine la méthode employée et réalise en juillet des prises de sang sur neuf manifestants avant, pendant et après l’inhalation de gaz lacrymogène.
Sa conclusion: le niveau de cyanure dans le sang après exposition aux gaz CS atteint des niveaux supérieurs au seuil de dangerosité de 0,5 mg/l de sang alors qu’il est considéré comme létal partir de 1 mg/l. Un résultat alarmant pour Alexander Samuel, mais qui laisse sceptiques les professionnels quant à sa démarche. «Il est urgent que les toxicologues s’intéressent à cette problématique. Je veux lancer l’alerte», confiait-il au Temps sans pouvoir transmettre les résultats détaillés de son étude. Il s’empresse de contacter les chimistes interviewés par les médias français pour leur demander leur opinion. L’un d’eux est intrigué et accepte de collaborer avec lui. Il s’agit d’André Picot, chimiste spécialisé en toxicologie, directeur honoraire au CNRS et président de l’association Toxicologie-Chimie.
Des symptômes méconnus par manque d’études
Ensemble, ils épluchent la littérature scientifique, analysent les résultats obtenus et se lancent dans la rédaction d’un rapport, publié en juillet 2020, intitulé «L’utilisation du gaz lacrymogène CS, ses effets toxiques à plus ou moins long terme». Dans une première partie, ils reviennent sur l’histoire de cette arme chimique qui porte les initiales de ses inventeurs, les chimistes américains Ben Corson et Roger Stoughton. Développé en 1928, le CS est réputé moins toxique que son frère, le CN, tout en étant plus irritant. Il est donc jugé plus efficient par les forces de l’ordre françaises, qui décident de généraliser son utilisation dès 1980 – à la différence des Etats-Unis, par exemple, qui privilégient toujours le CN.
Les auteurs décrivent ensuite les effets irritants et toxiques provoqués par son inhalation ou son absorption cutanée. Pour ce faire, ils s’appuient sur une série d’études internationales conduites principalement sur des animaux. «Il y a un flou incroyable en ce qui concerne ses effets sur les humains, notamment lorsque l’exposition à ce gaz est récurrente comme lors des manifestations des «gilets jaunes», regrette Alexander Samuel. Nous sommes des précurseurs et cela me désole étant donné son usage important.» Ainsi, son équipe a relevé les symptômes causés par le gaz CS. Parmi eux, des difficultés respiratoires, des sensations de brûlure, des nausées, des pertes de mémoire, des évanouissements, des conjonctivites ou cataractes, mais aussi une possible intoxication au cyanure.
En effet, les deux groupements CN présents sur la molécule 2-chlorobenzylidène malonitrile (CS) sont susceptibles, si le gaz est inhalé, d’être métabolisés en acide cyanhydrique, dont la toxicité avérée est bien documentée. Cependant, la quantité présente dans l’organisme varie selon la sensibilité des individus et leur état de santé. Le cyanure bloque la respiration cellulaire et provoque une asphyxie. Il a des effets sur le cerveau, le cœur et la rétine.
Notre organisme est capable d’éliminer le cyanure grâce à la rhodanèse, une enzyme présente dans la salive et le foie, c’est ce qui crée le thiocyanate éliminé progressivement par les urines. «Quelles sont les répercussions sur notre santé? Quels sont les risques? s’interroge Alexander Samuel. Obtenir ces réponses est un enjeu de santé publique pour les manifestants, les citoyens présents aux environs, mais aussi les agents des forces de l’ordre. Nous sommes tous exposés à ce gaz.»
Une relecture et des investigations nécessaires
Le Temps a soumis ce rapport à Vincent Varlet, responsable du Swiss Human Institute of Forensic Taphonomy (Shift) au Centre universitaire romand de médecine légale. «D’un point de vue scientifique, ce document contient des raccourcis, des approximations et une préface politique, ce qui ne le rend pas recevable, note-t-il. Il aurait fallu relever la concentration de CS dans les nuages lors des manifestations et connaître les paramètres d’exposition des personnes. Portaient-elles des masques? Sont-elles restées en apnée?»
En revanche, le travail bibliographique et historique est pour sa part bien fourni. «Il est vrai qu’on sait depuis longtemps que le CS peut être source de cyanure dans les organismes exposés, mais les concentrations atteintes et les effets toxiques sont très mal connus.» Sur ce point, il rejoint la conclusion des auteurs: «L’étude de la toxicité du CS mérite d’être plus scientifiquement investiguée.» Une démarche scientifique compliquée, car exposer des volontaires à un gaz toxique n’est pas déontologique. En ce sens, la méthode employée par Alexander Samuel aux abords des manifestations «constitue la seule alternative du moment».
Un autre point essentiel à mettre en avant pour les auteurs de ce rapport est la révision de l’emploi du gaz CS dans son ensemble. «Nous avons besoin de transparence, de connaître le niveau de concentration dans les grenades envoyées, souligne le docteur en biologie. Egalement, il serait bon de se demander dans quelles circonstances ce gaz doit être utilisé, s’il n’y a pas d’autres méthodes non toxiques qui pourraient être tout aussi efficaces et si une limite ne devrait pas être fixée pour éviter une forte exposition, comme suite à l’envoi d’une trentaine de palets.»
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La convention sur l’interdiction des armes chimiques, entrée en vigueur en 1997 et ratifiée par 193 pays, interdit l’utilisation de gaz lacrymogènes en temps de guerre, mais l’autorise pour maintenir l’ordre intérieur. Ainsi le CS ne se dissipe pas que dans les rues françaises, il est également présent en Angleterre, en Turquie, en Israël, en Inde, en Afrique du Sud, ou encore en Suisse.