«L’aide sociale ne devrait pas être attractive»
Filet social Pour Giuliano Bonoli, le modèle suisse n’est pas assez orienté vers le retour à l’emploi
Pistes pour une nécessaire réforme
Le nombre des bénéficiaires de l’aide sociale est en constante augmentation, alors même que l’économie va bien, que le taux de chômage reste bas. Pour Giuliano Bonoli, professeur de politique sociale à l’Institut de hautes études en administration publique de l’Université de Lausanne (Idheap), cette «évolution préoccupante» met en évidence les faiblesses du filet social suisse.
Le Temps: Pourquoi le système en vigueur n’est-il plus adapté?
Giuliano Bonoli: La nature de la population prise en charge a beaucoup changé. Le système a été conçu pour un petit nombre de «cas sociaux» n’ayant plus de chance sur le marché du travail. Aujourd’hui, il faut y ajouter les chômeurs en fin de droits, les mères célibataires, les jeunes qui sortent de formation, les working poor. C’est un challenge de devoir s’adapter à tous ces profils. Il faudrait développer une prise en charge spécifique pour chaque groupe. Avant, on parlait du «dernier filet» de sécurité. Aujourd’hui, les jeunes de 18-25 ans représentent la plus grande catégorie de bénéficiaires. Il est difficile de dire qu’ils sont «perdus» pour toujours.
– Les conditions d’accès au chômage ou à l’assurance invalidité se sont durcies. Ceci n’explique-t-il pas cela?
– En partie. Sur la période 1990-2010, la catégorie aide sociale augmente davantage que celles du chômage et de l’assurance invalidité. Un tiers des personnes qui se voient refuser une rente AI se retrouvent à l’aide sociale. Le délai d’attente imposé aux jeunes chômeurs a aussi fait grimper la statistique. Ce transfert existe, mais il est difficile d’estimer son importance et ce n’est pas le seul facteur.
– Quels sont les autres?
– Il y a sans doute un effet de la libre circulation. La main-d’œuvre immigrée montre une meilleure «employabilité», par sa disponibilité à accepter des conditions de travail moins bonnes, tandis que les postes créés en Suisse peuvent être d’un accès difficile et requérir des qualifications importantes. Mais il faudrait surtout une prise en charge plus axée sur la recherche d’emploi.
– La réinsertion, c’est là où on peut faire mieux?
– Très clairement. La réactivation professionnelle doit être beaucoup plus présente dans la vie des bénéficiaires. C’est la meilleure option pour éviter l’exclusion, même si son coût peut être plus élevé à court terme. Notre niveau élevé de prestations en serait d’ailleurs plus facile à défendre. Aujourd’hui, avec notre volet réinsertion relativement peu développé par rapport à ce que font d’autres pays, l’UDC a beau jeu de s’en prendre aux paresseux et aux étrangers. Quant au discours basé sur les seuls droits des bénéficiaires et la seule distribution des prestations «qu’un pays riche comme la Suisse doit pouvoir offrir», il me paraît très peu prometteur vu le contexte politique actuel.
– Qu’est-ce qui ne marche pas dans le système en vigueur?
– L’organisation de l’aide sociale est trop fragmentée et trop distante des offices régionaux de placement (ORP). Certes, la mise en œuvre doit rester proche du terrain, mais les services sociaux des communes, même moyennes, ne sont pas spécialement formés à cela. Le dispositif institutionnel actuel pousse plutôt à se décharger les uns sur les autres. Plus d’efficacité passe à mon sens par une certaine centralisation.
– Quels modèles suivre?
– Des pays européens ont vu avant nous augmenter la part de la population active qui se retrouve à l’aide sociale. Le modèle allemand mis en place avec la réforme Harz IV est intéressant, vu les similitudes avec la réalité suisse. L’assurance chômage, fédérale, et l’aide sociale, communale, ont créé des Jobcenters communs, qui ont la responsabilité de placer les gens. Dans les pays scandinaves, les prestations sont liées à un système global d’activation. La Suisse me semble assez isolée dans ses réflexions.
– Réduire les prestations n’est pas une bonne solution?
– Les prestations suisses sont assez élevées en comparaison internationale. Pour les familles, elles entrent en concurrence avec un bas salaire. Mais les années d’enfance dans un milieu pauvre ont un impact sur la réussite scolaire, ce n’est donc pas là qu’il faut couper. Il faut rendre le système plus incitatif par rapport à l’emploi, rendre le travail payant si j’ose dire et non pénalisant comparé aux prestations sociales. Une augmentation de revenu est importante lorsque le travail n’est pas gratifiant en lui-même.
– Et les jeunes?
– Pour les jeunes bénéficiaires, une baisse des prestations est peut-être envisageable. Un jeune qui arrive à l’aide sociale touche 1150 francs de subside, le montant de son loyer et celui de l’assurance maladie. S’il vient d’un milieu défavorisé, il n’a jamais eu autant d’argent. Cela devrait être couplé avec une obligation de formation. L’aide sociale ne devrait jamais être attractive.
– Comment faire évoluer le système?
– On a pris des mesures pour le chômage et pour l’AI, beaucoup moins pour l’aide sociale. Comme s’il n’y avait pas le même degré de prise de conscience. Le fédéralisme joue son rôle: il n’y a pas de ministre suisse qui s’en soucie, ou vers qui tout le monde se tourne si les choses vont mal. Si la Confédération participait aux coûts, elle serait sans doute plus exigeante sur les résultats de la politique d’aide sociale! Aujourd’hui, la responsabilité est diffuse. La Conférence suisse des institutions d’aide sociale (CSIAS) focalise les frustrations, de par sa vision traditionnelle et très «sociale» des besoins. Depuis 2005, elle a mis un nouvel l’accent sur la réinsertion professionnelle, mais c’est trop limité.