Dans l’ancien monde, il revenait à l’Académie française le soin d’élaborer les règles du langage et ses adaptations éventuelles. Dans le nouveau monde, cette tâche est déléguée au commun. Singulièrement, il peut même être inspiré par un mystérieux collectif. La Radio Télévision Suisse (RTS) vient d’en donner l’exemple éblouissant.

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Soucieuse de promouvoir l’égalité, l’entreprise de service public est l’un des premiers médias en Suisse romande à adopter officiellement le langage inclusif et épicène à l’antenne et sur ses autres vecteurs de communication, en adoptant un guide et en mettant sur pied des formations. Exit le masculin générique ou les formules «hétéronormées», bienvenue les doublons. Mais une vidéo du 10 février met le feu aux poudres. D’une manière qui se veut drôle et didactique, la RTS illustre ce qu’il convient désormais de dire ou de ne pas dire en publiant des extraits d’émissions et en distribuant les bons et les mauvais points aux journalistes à la manœuvre. Une inélégance qui scandalise à l’interne. Sur les réseaux sociaux aussi, le débat s’enflamme. Car la portée d’un changement des règles du langage a davantage d’impact dans un média qu’au sein de l’administration: Monsieur et Madame Tout-le-Monde seront touchés – proscrire Madame Michu, prévient le fameux guide.

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Au-delà de la méthode, maladroite, le fond suscite des questions. Sur quelle base la RTS s’est-elle avisée d’engager cette réforme tout sauf neutre? A y regarder de plus près, c’est à cause de la puissance de feu du collectif dit du 14 juin. Né à l’occasion de la grève des femmes, il est issu d’un simple groupe WhatsApp. Particularité: les membres de ce collectif sont anonymes, aucune représentante n’est formellement votée, cette «entité transversale» n’a ni assemblée constitutive, ni charte. Beaucoup s’inquiètent à la Tour de cette prise de pouvoir par ce groupe mais ne peuvent le dire que sous couvert d’anonymat. Ceux qui ont osé s’exprimer ont été priés de se taire ou font l’objet d’un procès en sorcellerie. «Pourtant, le collectif recense une centaine de membres, et nous sommes au total plus de mille. Faites le compte», murmure une journaliste.

Aucune liste publique des membres n’existe

Pourquoi avancer masqué? Interpellé, le collectif répond ainsi, sans signature nominale: «Aucune «liste» publique des membres du collectif n’existe. Notre collectif n’a pas vocation à s’exprimer publiquement sur nos actions qui sont à usage uniquement interne.» Hautement discutable, puisque la parole de la RTS s’adresse au public suisse; qui d’autre? Où il faut comprendre qu’un groupe de militantes féministes intersectionnelles camouflées en violet a réussi l’exploit de convaincre la direction d’engager cette réforme idéologique. Elles précisent n’avoir reçu aucun mandat de la hiérarchie. De plus, l’affaire s’est décidée sans concertation, les troupes n’auraient pas été formellement consultées mais mises devant le fait accompli, rapportent des journalistes. Contactée, la RTS répond, par la voix de sa cheffe de communication, Sophie Balbo: «Il n’y a pas eu de sondage. Une équipe de journalistes, provenant des différentes rédactions radio et TV, a travaillé à l’élaboration d’un guide pour l’antenne. Cette proposition a été examinée et discutée à différents niveaux en septembre 2020.»

Si un sondage avait eu lieu, aucun doute qu’il aurait dévoilé de nombreuses réticences. Non pas que la RTS regorge de mâles blancs sexistes et réacs, mais parce que les journalistes sont bien placés pour observer les phénomènes de société. Et en l’espèce, l’affaire révèle un militantisme de lutte, qui consiste à imposer une doxa sans entendre les avis contestataires, comme l’exprime cette journaliste: «Nous sommes un média de service public et nous n’avons pas à assumer une doctrine. Revendiquer le langage épicène, c’est s’associer à une démarche militante, qui n’a pas à s’afficher à l’antenne. C’est très difficile d’avoir un débat à l’interne avec les tenants de cette idéologie, car les gens endoctrinés n’entendent plus les autres. A fortiori si la direction leur donne raison.» Le sujet devrait être mis sur la table jeudi, où le directeur de la RTS Pascal Crittin est attendu devant sa rédaction pour éteindre l’incendie.

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«La langue est fondamentalement un outil de liberté»

Il faut dire que chatouiller les journalistes à propos de la langue n’est pas de nature à les amuser. Certains le vivent comme une atteinte à leur liberté: «Je n’en ai pas dormi, raconte l’un d’eux. Je ne veux pas qu’on nous impose un langage qui est avant tout un outil idéologique révélateur d’une orientation politique, soit-il au nom d’une politesse inclusive. La langue est fondamentalement un outil de liberté.» Une liberté qui se prend, qui se discute, qui se limite, en fonction d’une évolution naturelle. Mais la brider au nom du bien-penser est un acte partisan, voire révolutionnaire.

Les militants le savent mieux que personne, d’ailleurs. Mais cela semble échapper à la direction de la RTS: «La pratique du langage et de l’écriture épicènes n’est pas un acte militant, mais une simple marque de respect vis-à-vis des personnes qui ne se sentent pas incluses dans l’usage exclusif du masculin. En tant que média de service public, nous devons nous efforcer d’intégrer tout le monde. L’objectif est simple et clair, les moyens de l’atteindre sont multiples. Il y a bien des formules et des solutions pour éviter d’alourdir la langue sur nos antennes sans en altérer la sémantique.» Le public appréciera. Si certains saluent la démarche, d’autres ironisent ou se réjouissent que pareille ineptie aille nourrir un nouveau «No Billag».

«Un climat du politiquement correct violemment établi»

La RTS a-t-elle basculé dans le féminisme de combat sous la pression du scandale de harcèlement présumé révélé par Le Temps? «Non. Le projet de charte a été élaboré à l’été 2019, soit bien avant l’article du Temps du 31 octobre 2020, répond le service public. Au début de la crise, la direction a décidé d’élargir la charte en question à toute forme de discriminations au sein de l’entreprise et sur nos antennes.» La RTS a certes suivi une tendance lourde. A preuve la réponse du Bureau de promotion de l’égalité et de prévention des violences de Genève, interrogé sur l’initiative de l’entreprise: «Nous saluons toute démarche qui contribue à promouvoir l’égalité dans les faits. Il est vrai qu’il n’existe actuellement pas de base légale, ni de norme, sur lesquelles s’appuyer pour l’adoption d’une communication inclusive. Cela pourrait toutefois changer.»

Cependant, il est probable que la RTS ait accéléré le mouvement en donnant par avance des gages de bonne conduite, fragilisée par les révélations du Temps. C’est en tout cas la lecture de certains employés: «Sur un climat du politiquement correct violemment établi s’est ajoutée l’affaire de harcèlement, résume une journaliste. S’est alors développé un sentiment de culpabilité porté par les hommes qui dirigent cette maison. Ils ont donc perdu les filtres d’analyse et le collectif a pris une autre ampleur. C’est ainsi que le langage épicène a débarqué.» Il n’est plus temps de demander aux vieux messieurs de l’Académie ce qu’ils en pensent. Toutes et tous en jugeront.

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