L’asile, un marché convoité
Centres d’hébergement
ORS, société privée à but lucratif, est en première ligne pour gérer les futurs centres de procédure et de renvois de la Confédération, notamment en terre romande. Une privatisation de l’asile qui soulève de nombreuses critiques

Juillet 2007. Coup de tonnerre dans le ciel fribourgeois. Le Conseil d’Etat décide de confier la prise en charge des requérants à une société privée zurichoise: ORS, déjà active en Suisse allemande. Exit la Croix-Rouge fribourgeoise, une œuvre d’entraide pourtant bien ancrée dans le paysage. ORS présentait alors deux avantages: l’expérience d’une grande structure spécialisée dans ce domaine et une offre inférieure de 800 000 francs.
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Depuis, ORS ne cesse de remporter de nouveaux mandats, souvent au détriment d’institutions de droit public. Et avec la réforme de l’asile sur laquelle la population a été appelée à se prononcer le 5 juin, la société est bien placée pour gérer les futurs centres fédéraux de procédure et de renvois, notamment en Suisse romande. Sa force? La réactivité. L’an dernier, la crise migratoire n’a pas épargné la Suisse. Près de 40 000 nouveaux requérants sont arrivés. Dans l’urgence, ORS a ouvert six nouveaux foyers en l’espace de trois mois. Et l’année 2016 s’annonce tout aussi tendue.
Pourtant ORS est plus souvent décriée que louée pour ses services. Créée en 1992, cette société anonyme appartient à une société d’investissement d’origine britannique, Equistone Partners Europe, anciennement Barclays Private Equity, regroupant 35 investisseurs européens. Gagne-t-elle de l’argent sur le dos des requérants, comme le prétendent ses détracteurs, actifs ou proches des organisations d’aide aux requérants?
Encadrement minimal, conditions d’hébergement précaires: en Autriche, ORS a été épinglée l’été dernier par Amnesty International pour sa gestion «inhumaine» du centre de migrants de Traiskirchen. En Suisse, la critique porte surtout sur cette «privatisation de l’asile».
Un bénéfice secret d’Etat
ORS avoue un chiffre d’affaires de 65 millions de francs en Suisse pour 2014, essentiellement en provenance de fonds publics. Selon plusieurs médias, il a grimpé à 85 millions l’an dernier. Mais son bénéfice n’a jamais été divulgué. Le Secrétariat d’Etat aux migrations travaille aussi avec ORS. Il ne peut pas fournir le montant global de toutes les prestations qui lui sont confiées. Par contre, il a mandaté la société pour gérer trois de ses cinq centres fédéraux d’enregistrement et indique que le contrat porte sur un montant plafonné à 1,7 million pour Vallorbe, 2 millions pour Bâle et 1,6 million pour Chiasso.
«En commission, nous avons voulu en savoir plus sur la gestion des sommes en jeux. Mais nous n’avons jamais obtenu des explications claires», avoue la conseillère nationale Cesla Amarelle (PS/VD). Une opacité qui ne favorise pas la confiance.
A Fribourg, François Mollard, responsable du Service de l’action sociale, dont dépend l’asile, ne sait pas non plus si ORS y fait du bénéfice. «La Confédération nous verse un montant forfaitaire par requérant d’asile, soit 18,5 millions en 2015, ou 1458 francs par personne, comprenant le logement, l’entretien et les primes d’assurance maladie. Ce montant est alloué à ORS, qui le gère. Avec un bénéfice? Qu’on me le prouve et si tel était le cas, les forfaits seraient revus à la baisse», indique-t-il, précisant que c’est le contraire qui est d’actualité. «Les forfaits de la Confédération doivent être revus à la hausse car les cantons doivent assumer des découverts. Pour Fribourg, il s’agissait de 6 millions l’an dernier», explique-t-il.
L’ORS se contenterait d’une marge de 15% maximum sur certains forfaits pour ses frais administratifs, dont les salaires du personnel administratif, et la formation continue des collaborateurs. Elle admet des gains dans certains lieux, mais aussi des pertes dans d’autres, en fonction notamment des loyers payés et du taux de fréquentation.
Gestion rigoureuse
Conscient que sa société est sous le feu des critiques, Claude Gumy, son directeur opérationnel à Fribourg, y répond: «Notre but n’est pas de gagner de l’argent pour le compte d’investisseurs. Nous nous occupons avant tout d’êtres humains. Nous parvenons à faire de meilleures offres que nos concurrents car notre structure est plus souple et notre manière de fonctionner propre au management privé», indique-t-il. Il cite un exemple: «à mon arrivée, les requérants étaient assurés auprès de différents assureurs, avec des primes variables. Nous avons fait un appel d’offres et travaillons dorénavant avec une seule caisse. Cela a beaucoup simplifié le travail administratif».
Toujours la calculette à la main? Claude Gumy admet une gestion rigoureuse. «Le contraire ne serait accepté ni par notre mandataire, ni par le contribuable, car il s’agit d’argent public. Mais notre mode de gestion ne se fait pas au détriment de la qualité», assure-t-il. Et de rappeler qu’ORS a un cahier des charges précis, applique des normes décidées par les autorités et que les contrôles sont réguliers.
La conseillère nationale Cesla Amarelle, par ailleurs spécialiste des questions d’immigration, émet néanmoins de nombreuses réserves: «En déléguant cette tâche à des tiers privés, les autorités se déchargent sur des entreprises qui œuvrent quoi qu’elles disent dans une dynamique de rentabilité, en contradiction avec les besoins d’une population vulnérable, comme les mineurs non accompagnés», estime-t-elle.
Philippe Bovey, secrétaire romand de l’EPER, est sur la même longueur d’ondes. «Sur le principe, je peux concevoir qu’une entreprise à but lucratif remplisse ce mandat. Je crains pourtant les cas où elle devra faire des arbitrages entre la qualité due aux usagers et le profit promis à ses investisseurs». Et d’élargir le débat: «En sollicitant une société comme ORS, les autorités indiquent qu’elles souhaitent travailler avec un prestataire de service docile, qui restera en dehors de tout débat et appliquera sans le discuter le cahier des charges fixé». Pour Philippe Bovey, cette tendance à la privatisation est particulièrement risquée en vue de la réforme envisagée. «La Confédération veut réunir tous les acteurs sous le même toit. Il y a des avantages. Mais cela signifie aussi qu’un centre risque de devenir une sorte de huis clos. Ce n’est pas sain».
François Mollard précise cependant que le canton a confié le mandat à ORS en y ajoutant des exigences: des salaires corrects, une direction fribourgeoise. «Et l’Etat reste le principal pilote», explique-t-il. Il se dit convaincu, avec le recul, d’avoir fait le bon choix. «Nous sommes de vrais partenaires. ORS réagit très vite aux évolutions migratoires et sa rapidité d’action constitue sa grande force», poursuit le chef de service. Pour lui, la tendance à la privatisation de certains services va se renforcer. «C’est déjà le cas dans les pays du Nord. En Suisse, nous avons plus de peine à faire le pas, car une société privée est toujours suspectée de vouloir faire du profit. Mais au fil des années, on sera obligé de l’accepter», estime-t-il.
Expériences fribourgeoises
Les autorités fribourgeoises disent n’avoir jamais reçu de plaintes concernant la gestion de l’asile par ORS. L’été dernier, la reconversion du château de Rosière, à Grolley, en centre d’hébergement pour requérants était très contestée par les villageois. Mais rien à voir avec ORS. «Et il n’y a pas eu de problèmes depuis notre arrivée en février», confie Claude Gumy, directeur opérationnel. Soixante-trois requérants occupent les lieux.
Bénévoles et associations leur proposent de multiples activités: jardinage, jeux de société, balades, cours de dessin, de boxe, de géographie… Il y a par contre une liste d’attente pour les cours de langue. «Nous avons ouvert de nouvelles classes mais nous n’arrivons pas à couvrir tous les besoins», constate Claude Gumy, qui a récemment eu une autre polémique à gérer: en avril, la décision d’interdire aux requérants mineurs de jouer au football après 19h dans le quartier d’Alt, à Fribourg, a suscité un élan de solidarité envers ces jeunes. Si bien que l’interdiction a été rapidement levée.
(M. Go.)