L’assassin de Lucie ne sera pas interné à vie
Tribunal fédéral Les juges adoptent une jurisprudence restrictive
L’homme restera toutefois derrièreles barreaux
Le Tribunal fédéral a annulé l’internement à vie prononcé par la justice argovienne contre l’assassin de Lucie Trezzini, la jeune fille au pair fribourgeoise de 16 ans sauvagement tuée près de Baden (AG) en 2009. Dans une décision diffusée jeudi, les juges ont estimé que les expertises psychiatriques effectuées lors du procès ne permettaient pas de conclure que l’homme était définitivement incurable et que tout traitement était voué à l’échec.
La mort de la jeune fille, du fait d’un récidiviste se trouvant encore sous assistance de probation, avait bouleversé l’opinion. C’est la première fois que la juridiction suprême en Suisse se prononce sur les dispositions très controversées introduites après l’acceptation en votation, en 2004, de l’initiative populaire pour l’internement à vie des criminels extrêmement dangereux.
L’homme restera toutefois derrière les barreaux. Le jugement ne remet pas en cause, en effet, la condamnation à la réclusion à perpétuité prononcée par les tribunaux argoviens parallèlement à l’internement à vie. De plus, le Tribunal fédéral renvoie le dossier à la justice cantonale pour qu’elle examine désormais un internement «ordinaire», moins strict que l’internement à vie.
Selon le Tribunal fédéral, pour qu’un internement à vie puisse être décidé – la plus lourde mesure de tout l’arsenal pénal –, il faut que les expertises psychiatriques établissent qu’aucune thérapie ne sera susceptible de faire diminuer la dangerosité du délinquant, sa vie durant. Une telle exigence n’était pas remplie dans le cas de l’assassin de la jeune fille. Les expertises versées au dossier, si elles le qualifiaient d’extrêmement dangereux et non amendable, ne se hasardaient pas à faire un pronostic au-delà d’une période d’une vingtaine d’années.
Dans ces conditions, le tribunal de première instance avait considéré qu’un internement à vie était exclu. En appel, la juridiction cantonale avait conclu au contraire qu’on ne saurait exiger un pronostic définitif, et qu’il suffisait que les experts déclarent l’accusé incurable pour les vingt années à venir au moins.
C’est sur ce point que le Tribunal fédéral a cassé l’argumentation des juges argoviens, sans cacher que l’interprétation, restrictive, qu’il donne des dispositions relatives à l’internement à vie risque de limiter considérablement les possibilités de prononcer cette mesure.
Le législateur, relèvent les juges, était cependant conscient que l’initiative était, sinon inapplicable, du moins réservée à des cas totalement exceptionnels. Le Tribunal fédéral rapporte les propos sans ambiguïté tenus par Christoph Blocher, alors conseiller fédéral, devant les Chambres. Relevant qu’il ne se trouverait pour ainsi dire jamais de psychiatres pour prédire qu’un délinquant resterait dangereux jusqu’à ses derniers jours, le ministre de la Justice avait souligné que l’internement à vie «ne sera jamais prononcé ou que de manière extrêmement rare». Ironie de l’histoire, l’UDC était le seul parti gouvernemental à avoir soutenu l’initiative.
«Le Tribunal fédéral a raison», estime André Kuhn, professeur de droit pénal aux Universités de Lausanne et Neuchâtel. Ce spécialiste rappelle qu’en inscrivant l’internement à vie dans la loi, on a voulu que ceux qui allaient représenter un danger pour la société leur vie durant soient enfermés jusqu’à leur dernier jour, et qu’il est dès lors juste de faire dépendre l’internement à vie d’un pronostic d’incurabilité à vie aussi.
Les psychiatres seront rares à établir un tel pronostic, admet André Kuhn, mais «dans la réalité, cela ne changera pratiquement rien». En effet, l’assassin de Lucie a été condamné simultanément à la réclusion à perpétuité, dont l’exécution a la priorité sur l’internement. Il est improbable qu’il en soit libéré, et le Tribunal fédéral a de toute manière enjoint aux autorités argoviennes d’examiner un internement ordinaire, dont l’une des principales différences avec l’internement à vie tient à la possibilité d’un réexamen de la mesure à intervalles réguliers.
Il faut souligner que le Tribunal fédéral n’a en rien fondé son argumentation sur la Convention européenne des droits de l’homme, observe André Kuhn. En se gardant d’entrer sur ce terrain, les juges ont évité, non sans habileté, de raviver la polémique sur les «juges étrangers».
La Suisse risque néanmoins d’avoir un problème, estime André Kuhn, si la Cour de Strasbourg devait un jour, conformément à sa jurisprudence, condamner non l’internement à vie en tant que tel, mais la quasi-impossibilité pour celui qui en est l’objet d’obtenir un réexamen de son dossier à intervalles réguliers. La Suisse risquerait alors de devoir libérer des condamnés à la dangerosité avérée, alors qu’un internement ordinaire, lui, ne devrait pas poser de problèmes.
Arrêt 6B_93/2013 du 22 novembre 2013
Les juges rapportent les propos sans ambiguïté tenus par Christoph Blocher, alors conseiller fédéral