L’avènement du militaire de canapé
Armée
En raison de la pandémie, le Département de la défense prévoit qu’une partie de l’instruction des nouvelles recrues se fasse à distance. L’idée sidère les défenseurs de l’uniforme

Se lever à 5h30, s’habiller en toute hâte, faire l’appel sur une place bétonnée, courir chercher son sac en chambre, participer à une première marche dans des chaussures mal formées, dormir quelques heures, apprendre à manipuler des munitions, recommencer le lendemain, rentrer chez soi éreinté le samedi, revenir en caserne 24 heures plus tard, découvrir un programme de nuits blanches, manger des gendarmes froids assis dans un champ, tenir au garde-à-vous pendant une demi-heure, faire des pompes pour une poche mal fermée: c’est fini. Covid oblige, des milliers de jeunes gens passeront les trois premières semaines d’école de recrues à la maison en «téléservice militaire». Devant l’ordinateur. La mesure ne fait pas l’unanimité parmi les défenseurs de l’uniforme. Et déclenche déjà l’hilarité sur les réseaux: «Diane debout: il est l’heure d’enfiler son training pour aller prendre le café.»
Quatre heures de sport par semaine
On connaissait les apéros Zoom et la fête au balcon; place à l’école de recrues au salon. Ce vendredi, le Département de la défense a annoncé qu’en raison du Covid-19, 5000 recrues effectueront leurs trois premières semaines de service militaire à distance. Le raisonnement est le suivant, explique Daniel Reist, porte-parole de l’armée: «Le 8 février, 12 000 nouvelles recrues sont attendues en caserne. Pour éviter d’être débordé par un grand nombre de personnes positives, qu’il faudrait mettre en quarantaine une dizaine de jours, nous n’en accueillerons que 7000, puis, trois semaines plus tard, les 5000 restantes. Ainsi, la première vague d’arrivants aura eu le temps de finir d’hypothétiques quarantaines au moment où le deuxième groupe entrera en service.» Pour le moins surprenante, cette stratégie a donné du fil à retordre au porte-parole: à 10h30 ce vendredi, il avait déjà répondu à «150 coups de téléphone».
Au bout du fil, toujours la même question: comment diable faire l’armée depuis chez soi? «Les recrues recevront un code d’accès à un logiciel fermé qui leur permettra d’apprendre les règlements de service, les prescriptions de sécurité du fusil d’assaut ou encore les grades par l’intermédiaire de plusieurs modules, répond Daniel Reist d’une voix fatiguée. Il faudra un ordinateur et une connexion internet.»
Le rythme est fixé à six heures d’apprentissage par jour. Aucune vérification du travail bien fait, de l’heure du lever ou de quoi que ce soit d’autre ne pourra être effectuée durant ce laps de temps. Un test de connaissances sera cependant soumis aux nouveaux arrivants en début de quatrième semaine. Et si celui-ci est raté? Pas grand-chose. La recrue continue le processus: l’armée est obligatoire.
Quant aux activités sportives, les militaires de chambre y seront astreints à un rythme soutenu: quatre heures. Par semaine. «Des pompes, des exercices de maison», détaille Daniel Reist. A noter que ces 21 jours de «home army» compteront bien évidemment dans le livret de service et seront rémunérés comme tels.
«C’est mou»
Joint par téléphone, le président de la Société suisse des officiers est un peu catastrophé. «Je conçois qu’il faille actuellement faire des concessions non conventionnelles, dit Stefan Holenstein. Mais je suis quand même sceptique. Le service militaire a un caractère pratique et social qui ne peut être remplacé par de l’e-learning. Quant à l’entraînement sportif… c’est mou. Les exigences sont trop basses. Les jeunes aiment les défis, on peut quand même leur en demander un peu plus.»
Près d’une année après l’arrivée du coronavirus en Suisse, le colonel ne s’explique pas cette nouvelle stratégie casanière: «Nous avons développé des concepts de sécurité au cours des deux dernières écoles de recrues. Je ne vois pas pourquoi ça ne marcherait plus. C’est contradictoire. De plus, trois semaines d’armée à la maison n’ont rien à voir avec ce que vivront leurs camarades mobilisés en caserne. Ils ne sauront rien du monde militaire en arrivant. Et aucune pression n’existe pour vérifier qu’ils feront quoi que ce soit de ce qui leur est demandé. Nous ne sommes pas très heureux de la solution.»
Le militaire, qui n’a pas été consulté sur cette nouvelle politique, se pose par ailleurs des questions sur l’impact qu’une armée de jeunes hommes en pyjama aura sur l’image des troupes. Souvent moqués par les défenseurs de l’armée, les «chiffes molles de civilistes» – dont certains construisent des murs de pierres sèches dans le Jura toute la journée – tiennent certainement leur revanche.