Économie
Faut-il contraindre les grandes entreprises à un contrôle externe pour réaliser l’égalité salariale? Le suspense est intense quant au sort que réservera le Conseil des Etats à cette proposition, mercredi prochain. L’obligation de résultats, sur un thème sociétal et économique majeur, se heurte aux doutes quant à l’efficacité du projet

Il fallait voir Pascal Couchepin, alors ministre de l’Intérieur, parler sans trop y croire de «date historique» le 2 mars 2009 en lançant le «Dialogue sur l’égalité des salaires». Le but? Parvenir par le partenariat social, sur une base volontaire et facultative, à l’égalité salariale entre hommes et femmes inscrite dans la Constitution suisse depuis 1981 et restée lettre morte.
L’histoire retint l’échec du projet. Cinq ans plus tard au moment du bilan, il fallut se rendre à l’évidence: «Une petite moitié de l’objectif de 100 entreprises participantes a été atteint», se souvient amèrement Lucas Dubuis, porte-parole du syndicat Unia. Pire encore: la moitié des entreprises qui s’étaient soumises à une analyse volontaire de leurs grilles salariales appartenaient à l’Etat ou en étaient proches.
Ecart inexplicable de 600 francs par mois
Aujourd’hui, une autre approche est sur la table du parlement fédéral pour mettre fin à l’écart salarial entre hommes et femmes. En Suisse, ce différentiel atteint environ 18% (chiffre de 2014), un écart estimé par les syndicats à environ 7,7 milliards de francs par an en termes de masse salariale. Une partie de ces différences peuvent se justifier par des critères objectifs. Mais environ 40% de cet écart, chiffre statistiquement stable à travers les ans, reste inexplicable (ce qui correspond en moyenne à près de 600 francs par mois).
Le projet de modification de la loi sur l’égalité porte une griffe, celle de la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, qui a convaincu ses collègues d’adopter une approche plus interventionniste. La socialiste joue gros dans ce dossier. Elle s’y est engagée de manière très personnelle. Que propose-t-elle? Il s’agit de soumettre les entreprises de plus de 50 employés à une analyse de leurs pratiques salariales tous les quatre ans et à un contrôle externe. La loi ne prévoit aucune sanction, mais les entreprises cotées en bourse devront publier les résultats de cette analyse.
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Ce projet fait suite à l’échec des mesures volontaristes, mais il s’inscrit aussi dans un contexte plus large, celui de la réforme des retraites. Même après le refus en votation du projet Prévoyance 2020, une hausse de l’âge de référence de la retraite des femmes de 64 à 65 ans reste un objectif poursuivi par de nombreux partis. Or, un lien politique est établi entre ce relèvement et l’égalité salariale. Aujourd’hui la pression est donc maximale pour aboutir à des résultats. «J’ai soutenu Prévoyance 2020 avec l’ensemble du PDC. Mais je l’ai dit à mes collègues: si nous échouons avec cette loi sur l’égalité salariale, je ne soutiendrai plus la retraite des femmes à 65 ans!» affirme ainsi Anne Seydoux, vice-présidente du PDC et conseillère aux Etats (PDC/JU).
Femmes contre femmes
L’heure de vérité approche sur le sort que réserveront les parlementaires fédéraux à la modification de la loi sur l’égalité. Le suspense est entier. En commission préparatoire, la loi a failli être renvoyée à son expéditrice. L’entrée en matière ne s’est faite que par 7 voix contre 6, dont celle du conseiller aux Etats Olivier Français (PLR/VD). «Les parlementaires qui sont contre cette loi ne sont pas contre l’égalité salariale. Mais la base d’analyse n’est pas bonne et le mécanisme proposé s’apparente à une usine à gaz. Ce dispositif manque sa cible», affirme le Vaudois.
Le projet du Conseil fédéral a été ensuite affaibli lors du traitement par article. La commission souhaite n’appliquer le dispositif de contrôle qu’aux entreprises de plus de 100 employés. «On ne toucherait que 5765 entreprises. Autrement dit: Plus de 99% des entreprises suisses ne seraient pas concernées. C’est insuffisant. La Constitution vaut pour tous!» s’indigne Anne Seydoux (PDC/JU).
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La commission propose aussi de limiter à 12 ans la validité du dispositif légal et de soustraire les entreprises qui ont montré une première fois qu’elles respectaient l’égalité salariale de l’obligation de répéter l’analyse tous les quatre ans. L’origine de ce compromis peut surprendre: il porte la patte des Femmes PLR! Très active sur le thème de l’égalité salariale depuis son arrivée à Berne, la conseillère nationale Isabelle Moret (PLR/VD) l’explique: «Avec ce compromis, nous essayons de grappiller des voix à droite, indispensables pour faire passer la loi dans les deux Chambres du parlement. C’est ça ou rien.»
«Assumez que vous ne voulez rien»
Encore faut-il que la loi passe son premier examen, mercredi prochain au Conseil des Etats. Le PDC jouera le rôle d’arbitre. Les sénateurs démocrates-chrétiens ont eu une discussion animée vendredi dernier sur le sujet, sans prendre position au final. Anne Seydoux veut croire à un changement des mentalités. Elle plaide pour le projet de départ, déjà un compromis à son sens. «En fixant un seuil à 50 travailleurs, comme le propose le Conseil fédéral, nous touchons 12 320 entreprises. C’est déjà un geste en direction de ceux qui craignent de la bureaucratie inutile.»
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Au risque de faire de cette loi avant tout un symbole? Tant Isabelle Moret qu’Anne Seydoux parlent d’un premier pas essentiel. «Je dis à mes collègues réfractaires: «Si vous ne voulez rien faire, d’accord, mais assumez-le.» Ils sont embêtés», illustre Anne Seydoux. «C’est l’idée de notre compromis: ceux qui ne le voteraient pas auront du mal à se défendre. Il n’y a aucune raison objective de ne pas l’accepter», affirme de son côté Isabelle Moret. Le conseiller aux Etats Olivier Français a sa réponse. «L’égalité salariale est un mal de notre société, je l’ai toujours dit. Mais pour la combattre, nous avons besoin d’un projet qui soit efficace.»
Témoignages en entreprise
L’égalité salariale a longtemps été taboue dans les entreprises suisses. Aujourd’hui, certaines d’entre elles – souvent des bons élèves, cela dit – parlent ouvertement de leurs pratiques.
Nicolas Curty, Affolter Group, Malleray (BE)
Quand vous parlez d’égalité salariale à Nicolas Curty, directeur des finances et des ressources humaines d’Affolter Group à Malleray, dans le Jura bernois, il répond: «Pour moi, c’est comme s’arrêter au feu rouge: ça ne se discute même pas.» Son entreprise active dans l’industrie horlogère et la microtechnique emploie 150 personnes dont environ 40% de femmes. Affolter Group a une réputation d’employeur responsable et socialement engagé. Pourtant, elle n’a jamais cherché à obtenir une certification ou un label prouvant que l’égalité salariale est respectée en son sein. «On a autre chose à faire, affirme Nicolas Curty, qui est aussi actif dans les rangs du PLR local. Cela dit, nous soumettons régulièrement nos données à une entreprise externe, qui effectue une comparaison entre les employés et les fonctions, ce qui nous permet de nous assurer qu’il n’y a pas d’écarts injustifiés.»
Est-ce le cas? En réfléchissant, Nicolas Curty se souvient d’un «exemple typique», celui d’une femme engagée dans une fonction d’ouvrière qui, en dix ans, a gravi tous les échelons jusqu’à devenir cadre. «Il y a eu des saccades dans sa progression salariale au gré des formations qu’elle a suivies. L’an dernier, notre analyse a montré qu’il restait dans son cas un écart injustifié. Nous avons adapté son salaire… Mais nous n’avons pas attendu que la Confédération nous ordonne de le faire!» indique-t-il. Nicolas Curty le reconnaît, tout n’est pas rose en matière d’égalité salariale dans son secteur d’activité et sa région. «Pour s’assurer un emploi, certaines femmes sont prêtes à travailler à des salaires très bas. Pour des raisons d’éthique interne, nous n’entrons pas en matière! Mais oui, certaines entreprises qui emploient beaucoup de frontaliers notamment réduisent leur masse salariale significativement par de telles pratiques».
Albert Gaspoz, Banque Cantonale du Valais
La Banque Cantonale du Valais (BCVs), avec ses 536 collaborateurs (46,5% de femmes) est la première entreprise valaisanne, la première banque en Suisse et l’une des deux premières entreprises cotées en bourse à avoir été certifiée «equal-salary» en février 2013. Albert Gaspoz, responsable de la communication et du secrétariat général de la BCVs, parle d’une certification qui a amené un positionnement fort à la banque. «Cela a souligné l’exemplarité et la responsabilité que nous souhaitons mettre en avant comme entreprise, dans un Valais encore trop souvent perçu comme conservateur.» Un atout RH indiscutable et un facteur important de motivation pour les collaborateurs, selon notre interlocuteur: «Ce label est l’un des moyens, neutre et objectif, de se présenter aux talents potentiels comme un employeur intéressant et soucieux de briser le «plafond de verre».
Pourtant, la Banque Cantonale du Valais a renoncé à renouveler cette certification au terme de sa validité en 2015 «par mesure de maîtrise des coûts et en raison de la mobilisation de ressources que ce type de démarche nécessite en interne», explique Albert Gaspoz. Mais la BCVs compte rééditer la démarche en 2019. Etant déjà une entreprise modèle en termes d’égalité salariale, juge-t-elle pertinent le nouveau dispositif légal prévu au niveau fédéral? «Notre établissement ne s’immisce pas dans le débat politique, répond Albert Gaspoz. Il privilégie cependant toute solution concrète tendant à une plus grande égalité des genres, pour autant qu’elle n’alourdisse pas le contexte réglementaire auquel les entreprises sont soumises.»
«Un profond changement des mentalités est nécessaire» – Christinaz Caroline
Selon Nicole Baur, déléguée à la politique familiale et à l’égalité du canton de Neuchâtel, le temps partiel, largement répandu chez les femmes, est un problème.
Le Temps: Quel regard portez-vous sur la modification de la loi sur l’égalité?
Nicole Baur: Il est aujourd’hui très difficile pour une femme de faire valoir ses droits selon la loi sur l’égalité. Nous saluons donc l’initiative du Conseil fédéral. Des mesures comme celles votées prochainement aux Chambres permettent de donner un message clair et de définir ce qui n’est pas acceptable.
Personne ne s’oppose formellement à l’égalité salariale. Dès lors, comment se fait-il que ces disparités persistent?
Je ne soupçonne pas les entreprises de discrimination. Si elles le font, c’est sans doute sans s’en rendre compte. Le problème est d’ordre socioculturel. Il implique bien sûr un profond changement dans les mentalités.
Par exemple?
Une grosse partie des inégalités de salaire réside dans le «choix» fait par les femmes: le type de métier et le temps partiel. Ce dernier paramètre est une spécificité très suisse et demeure bien plus répandu chez les femmes que chez les hommes. Il s’agit de la principale cause d’inégalité. Une femme, presque par tradition, s’y destine naturellement dans le but d’assurer par ailleurs les tâches éducatives et domestiques nécessaires à la vie de la famille.
On en vient donc à la question de la politique familiale…
Oui, c’est là où réside la plus grande marge de manœuvre en matière d’égalité. La plupart des filles que je côtoie se destinent à exercer un métier sans trop se préoccuper du salaire comme si, inconsciemment ou non, elles partaient du principe qu’un autre revenu viendra forcément compléter le leur. Il est essentiel qu’elles se sortent cela de la tête. Pour parvenir à une égalité salariale, tout un travail doit être fait en amont. L’éducation et la sensibilisation, notamment dans les écoles, sont capitales.
Les femmes ont-elles tendance à accepter inconsciemment cette injustice salariale?
Souvent elles ont tendance à viser des postes à salaire peu élevé et se limitent beaucoup plus que les garçons. D’autre part, lors de l’entretien d’embauche, on sait qu’elles osent moins émettre des prétentions salariales élevées.
Devraient-elles être plus ambitieuses?
Elles doivent bien sûr se prendre en main. Mais il faut voir la problématique dans sa globalité: le regard que l’on porte sur les femmes dans le milieu professionnel est clairement différent de celui porté sur les hommes. Une femme qui demande un bon salaire sera sans doute considérée comme antipathique aux yeux de son employeur, alors que l’homme sera plutôt perçu comme un battant. Cela doit changer. Avoir plus de femmes dans des postes à responsabilité serait déjà un pas, car les jeunes filles ont besoin de modèles. Celui de la femme, et de la mère, qui s’occupe exclusivement du foyer et des enfants est obsolète.