La diplomatie financière helvétique se serait volontiers passée de l’arrêt rendu le 21 mars par le Tribunal administratif fédéral (TAF). En décidant que la Suisse ne pouvait pas accorder l’assistance administrative fiscale aux Pays-Bas sur la base de leur première demande groupée déposée en juillet 2015, le TAF vient d’introduire un gros grain de sable dans la mécanique fragile de l’entraide fiscale.

Un grain de sable susceptible de mettre la Suisse en porte-à-faux vis-à-vis de ses engagements internationaux, alors que les Pays-Bas viennent d’adresser une seconde demande groupée - similaire en tout point à la première – à l’Administration fédérale des contributions (AFC).

Le transfert des données au Pays-Bas stoppé

Comme l’avait révélé Le Temps, la requête déposée le 23 juillet 2015 par les Pays-Bas était la première demande groupée reçue par la Suisse sous le régime de la Loi révisée sur l’assistance administrative en matière fiscale (LAAF). Laquelle autorise désormais les pays qui ont un accord ad hoc avec la Suisse à formuler des demandes d’entraide groupées.

La démarche néerlandaise, sur laquelle l’AFC était entrée en matière, visait à obtenir des informations sur toutes les personnes domiciliées aux Pays-Bas qui ont disposé d’un compte à UBS entre le 1er février 2013 et le 31 décembre 2014 et qui n’ont pas fourni à la banque les preuves de leur conformité fiscale. Mais la requête n’indiquait pas le nom des personnes visées.

Saisi du recours d’un client hollandais d’UBS, le TAF a donc décidé de stopper la transmission de ses données au Pays-Bas. Les juges ont considéré que le protocole de la convention bilatérale de double imposition (CDI) de 2010 exclut les demandes groupées sans indication de nom.

Prise en défaut, l’AFC estime que le TAF fait une interprétation «trop restrictive» de la CDI. L’AFC fera donc recours devant le Tribunal fédéral (TF), annonce au Temps son porte-parole, Joel Weibel. Et pour cause: le 3 février dernier, les Pays-Bas ont adressé à la Suisse une seconde demande groupée. Publiée dans la feuille fédérale, la nouvelle demande est en tout point identique à la première, à ceci près qu’elle vise cette fois les clients de Credit Suisse. «La décision du TAF n’étant pas définitive, le traitement de cette seconde demande ne saurait être stoppé. Mais en ce moment nous n’envoyons pas de décisions finales à des personnes affectées», indique l’AFC, comme pour signifier que la seconde demande est, de fait, gelée.

La balle est donc dans le camp du TF, dont la décision fera jurisprudence. Si les juges de Mont-Repos devaient suivre le TAF, leur décision invaliderait les deux requêtes néerlandaises et rendrait irrecevable toute demande groupée sans indication de nom émise par un pays qui a conclu avec la Suisse un accord similaire à la CDI Suisse-Pays-Bas.

Une décision avec une importante portée politique

L’affaire est suivie de près par les fiscalistes, qui estiment que ces requêtes sans indications de nom vont trop loin. L’avocat fiscaliste Philippe Kenel rappelle que les textes signés par la Suisse, tout comme le standard OCDE, excluent l’entraide en cas de fishing expeditions («pêche aux renseignements»). «Les Pays-Bas essaient de rattraper tous leurs contribuables qui ont eu un compte non déclaré en Suisse, estime-t-il. Ils ont commencé par UBS, ils poursuivent avec Credit Suisse. Il s’agit clairement d’une fishing expedition saucissonnée. Or ce n’est pas parce qu’on découpe un saucisson en tranches que ce n’est plus un saucisson!»

Mais l’AFC ne l’entend pas de cette oreille et a, elle aussi, de bons arguments. En premier lieu, la CDI de 2010 n’est pas limpide. Le texte prévoit que l’Etat requérant doit fournir «des informations suffisantes pour l’identification de la personne, […] en particulier le nom et, si disponible, l’adresse […].» Selon une source proche du dossier, «en particulier le nom ne signifie pas nécessairement le nom».

Ecartés par le TAF, d’autres éléments permettent d’étayer cette interprétation. La Suisse et les Pays-Bas ont conclu, le 31 octobre 2011, un accord amiable portant précisément sur la manière dont la CDI doit être interprétée quant à l’identification des personnes visées par une demande groupée. Et le texte est clair: l’identification peut être établie «par d’autres moyens que le nom et l’adresse». L’accord amiable se fonde d’ailleurs sur l’arrêté fédéral du 6 octobre 2011, portant approbation de la CDI de 2010. Adopté par le Parlement, cet arrêté dit exactement la même chose.

Pourquoi le TAF a-t-il dès lors fait une lecture aussi restrictive du droit? «Tout porte à croire que le TAF n’a pas osé ouvrir les vannes des demandes groupées, préférant laisser cette responsabilité au TF», estime notre source.

La décision du TF aura effectivement une portée politique importante, la pratique suisse de l’entraide faisant l’objet d’un examen de conformité par le Forum mondial. Actuellement en cours, l’examen de phase 2 ne concerne pas les demandes groupées. Mais «cet élément sera pertinent lors du prochain cycle d’évaluation, que le Forum mondial a lancé dès cette année avec tous les Etats ayant fait l’objet d’une évaluation dans le présent cycle», note le Secrétariat d’Etat aux questions financières internationales.

Si la Suisse campe sur son approche restrictive, elle pourrait bientôt se voir à nouveau épinglée sur la carte des mauvais élèves de la transparence fiscale.