La question trône en grandes lettres écrites à la craie sur un tableau noir, dans l’arrière-salle du café Unternehmen Mitte, au cœur de la vieille ville. Fondé en 1998 par Daniel Häni, le lieu est devenu une institution à Bâle. Il attire des étudiants, des employés du quartier, des retraités. Le mercredi, c’est le jour des enfants, on écarte les tables pour leur installer une grande place de jeu au centre du café.
De la place, il y en a: 2500 mètres carrés. Avant que Daniel Häni ne s’en empare, l’imposant immeuble de cinq étages, bâti au début du XIXe, abritait le siège de la Banque Populaire Suisse. Au début des années 1990, l’institution, en faillite, est reprise par le Crédit Suisse.
Avec deux amis et l’aide de la Fondation Edith Maryon, Daniel Häni rachète la bâtisse pour 10 millions. Depuis, il vit dans l’un des étages supérieurs, où l’on trouve aussi un espace de coworking, une Maison littéraire, une petite salle de théâtre, ainsi qu’un centre de médecine douce.
Au rez, dans l’ancien hall des guichets, les tabliers blancs des serveurs ont remplacé les costumes des banquiers. Restent les vestiges: atrium en marbre, escaliers de pierre en colimaçon, ornements muraux et barrières en fer forgé, qui donnent à l’ensemble une allure baroque.
Mais la vraie singularité du café Unternehmen Mitte est que ses visiteurs n’ont aucune obligation de consommer. «Lorsque j’ai lancé cette idée, on m’a dit que j’étais fou», se souvient Daniel Häni. Pourtant ça marche. Le café ne désemplit pas, il accueille un millier de clients par jour, emploie 90 personnes et dégage un chiffre d’affaires annuel de 3,5 millions. Et le patron de préciser que l’écart salarial entre le mieux et le moins bien payé, dans son entreprise, se situe à 1:2,5.
L’argent de poche inconditionnel
A ses deux filles, de 21 et 15 ans, il distribue «de l’argent de poche inconditionnel» dit-il en riant. A 25 ans, Daniel Häni expérimente lui-même la vie avec un revenu de base: durant un an, il reçoit 30 000 francs d’une fondation, avec pour seule consigne d’en faire ce qu’il veut. «J’ai rarement été aussi productif», assure-t-il.
Le jeune Bâlois, qui a grandi dans une famille modeste dans un petit village du canton de Berne, avait abandonné ses études et vivait alors de petits jobs. Il consacre cette année à trouver des maisons ou des immeubles abandonnés. Nouant des contrats avec les propriétaires, il crée des espaces temporaires de coworking, où se réunissent artisans, journalistes, photographes ou artistes. Jusqu’à ce qu’il fonde Unternehmen Mitte.Le Bâlois a voulu faire de cet endroit un laboratoire. Aujourd’hui, l’ancienne banque s’est transformée en QG d’une campagne pour l’une des idées les plus iconoclastes sur lesquelles les Suisses aient eu à se prononcer: de l’argent pour tous, sans condition.
C’est là que se fabrique cette drôle de campagne, à coups d’actions chocs, comme déverser 8 millions de pièces de cinq centimes sur la place Fédérale à Berne, ou distribuer 10 000 billets de 10 francs à la gare de Zurich. «On n’a pas beaucoup d’argent, mais on a des idées cool», dit Daniel Häni, sans toutefois révéler le montant dont dispose le comité d’initiative.
Son entourage le décrit comme quelqu’un qui aime les gens, qui travaille sans cesse et cherche la confrontation. «Avec lui, il faut se battre pour faire valoir ses idées. Mais il n’est pas le type de chef à dire aux autres ce qu’ils doivent faire. Il pousse plutôt les gens à prendre des initiatives», souligne Pola, qui travaille avec lui depuis cinq ans. Qu’est-ce qui a poussé ce petit patron bâlois à s’embarquer dans cette entreprise politique, sans parti ni milliardaire pour le soutenir?
«Les Suisses vivent en dessous de leur potentiel»
Il raconte qu’à 20 ans, il n’aimait pas son pays. Il trouvait la société trop «petite-bourgeoise». Puis il y a eu l’initiative pour l’abolition de l’armée en 1989. «Je me suis dit: waou, ce pays est étroit d’esprit, mais il possède la démocratie la plus extraordinaire du monde, où on peut poser des questions pareilles.» Il pense que les Suisses «vivent en dessous de leur potentiel. Nous sommes dans un paradis, et les gens se plaignent.»Un revenu inconditionnel rendrait-il les gens meilleurs? Daniel Häni en est convaincu. Il faut renverser la logique, dit-il: «Non pas travailler pour obtenir un salaire. Mais avoir un revenu pour mieux travailler et vivre. Libérés de leur angoisse existentielle, les individus peuvent donner le meilleur d’eux-mêmes. Et ils sont moins manipulables.»
Il brandit comme le Graal ce sondage, commandé par le comité d’initiative: 98% des personnes interrogées affirment qu’elles continueraient à travailler, même si elles recevaient 2500 francs par mois. «On pense toujours que les autres sont paresseux, pourtant personne ne conçoit de rester assis à ne rien faire.»
Daniel Häni ne s’embarrasse pas de longues explications sur la façon dont un tel système devrait être financé. «L’argent est déjà là, nous avons tous un revenu de base! s’exclame-t-il. Mais il est soumis aux conditions d’un autre, un employeur, un partenaire, ou encore de l’Etat.»
Ils sont rares, dans la sphère politique, à partager ses certitudes. Tant mieux, dit celui qui n’a jamais vraiment aimé les partis. «Cette initiative est au-dessus de la logique partisane.» Quitte à brouiller les cartes, il se définit comme «social de cœur et libéral de raison».
Le père de l’initiative pour le revenu de base inconditionnel ne se fait pas d’illusions: «Nous n’obtiendrons pas la majorité.» Mais il envisage ce vote comme une étape de parcours, «pour préparer la Suisse». Il en est convaincu: «Dans vingt ans, nous aurons le revenu inconditionnel de base, peut-être même plus tôt.» Et lui, que ferait-il, s’il n’avait pas l’obligation d’assurer sa subsistance? «La même chose, mais mieux», répond-il.