#LeTempsAVélo

Durant six semaines, plusieurs équipes de journalistes du Temps et d’Heidi.news se relaient pour parcourir la Suisse à vélo et raconter ses transformations. Suivez leur odyssée grâce à notre carte interactive et retrouvez leurs articles écrits au fil du chemin.

Vendredi 10 septembre

■ Sami Zaïbi, Bienne, 18h

C’est sur les rives de l’Aar que s’achève notre périple. Plusieurs conclusions s’offrent à nous:

  • Etre végane sur la route, c’est manger beaucoup de pâtes sauce tomate.
  • En Suisse, quoi que prévoie la météo, il finit par pleuvoir.
  • Pour peu qu’on ose, il y a toujours une bonne âme pour nous héberger.

Mais surtout, ce que l’on a appris sur nos vélos sans volts, c’est que la ressource la plus précieuse n’est pas l’argent, mais bien le temps. Avec notre tente et nos sacs de couchage, on aurait pu continuer bien plus loin pour quelques sous, en s’enrichissant de magnifiques rencontres et expériences que nous n’aurions sans doute pas faites en voiture. Car voyager à vélo en faisant du camping, c’est dilater le temps, rendre leur valeur aux kilomètres, magnifier l’espace.

En ce sens, la route classique, par opposition à la route à vélo, est une «perte de temps», pour reprendre les mots de Milan Kundera, dans son livre L’Immortalité:

La route se distingue du chemin non seulement parce qu’on la parcourt en voiture, en ce qu’elle est une simple ligne reliant un point à un autre. La route n’a elle-même aucun sens; seuls en ont un les deux points qu’elle relie. Le chemin est un hommage à l’espace. Chaque tronçon du chemin est en lui-même doté d’un sens et nous invite à la halte. La route est une triomphale dévalorisation de l’espace, qui aujourd’hui n’est plus rien d’autre qu’une entrave aux mouvements de l’homme, une perte de temps.


■ Sami Zaïbi, Gorges du Taubenloch, 16h

Depuis la Chaux-de-fonds, nous avons effectué ce qui fut sans doute le plus beau tronçon de notre itinéraire. Poussés par un vent généreux le long de la Suze, nous avons paisiblement traversé les pâturages bucoliques du Jura bernois et leurs douces pentes.

Mais qui dit Suisse de carte postale, dit montagnes. Et qui dit montagnes, dit tunnels. Et qui dit tunnels, dit «attention vélos». Parvenus au bout de la vallée, nous voilà donc face à un choix cornélien: s’engouffrer dans le long tunnel qui traverse la montagne entre La Heutte et Bienne, ou craquer et prendre le train. Juste avant le virage qui mène au tunnel, un panneau routier se veut dissuasif. Il conseille aux cyclistes de monter dans un wagon juste le temps de ce trajet, pour le prix spécial d’un franc… Si proches du but, se laissera-t-on donc corrompre par le rail? Il faut dire que tout dépend de la nature du tunnel: s’il monte, ce sera un calvaire, sinon ce sera certes bruyant, mais faisable.

Soyons honnêtes: le franc symbolique a fait son effet, et nous avions commencé à regarder les horaires ferroviaires quand un affable automobiliste du coin s’est arrêté à notre hauteur, alerté par notre égarement criant. Mis au courant de notre dilemme, il nous a évité ce qui aurait été vécu comme une compromission. «Le tunnel est tout le long en descente, et il y a une piste cyclable, c’est plus que praticable», nous a-t-il rassurés.

Ni une, ni deux, nous voici lancés à toute allure dans le tunnel honni. Trois longs tubes et une descente jouissive plus tard, nous voilà dans le Seeland, non sans avoir frémi devant le vrombissement des gros camions qui nous ont dépassés.


■ Sami Zaïbi, La Chaux-de-Fonds, 10h

Après une nuit confortable, bercé par le bruit du Velux qui tape contre la pluie, je me suis réveillé ce matin dans Rock’n Roll Circus, une douillette caravane de cirque rouge et noire plantée au milieu d’un pré sauvage, tandis que le majestueux chant d’un coq m’enlevait doucement des bras de Morphée.

Hier soir à 20h, ce scénario idyllique relevait de l’utopie. Nous étions fatigués, trempes jusqu’à l’os et sans toit, le seul camping de La Chaux-de-Fonds ayant fermé à 19h. Mais pas question de dormir à l’hôtel, ce serait trop simple. «On dort chez l’habitant?» lancé-je malicieusement à Thibault, qui acquiesce dans un sourire où cohabitent la peur du vide et la joie de se lancer dans l’inconnu.

C’est là que l’histoire devient presque surréaliste. Non loin de la gare et son brouhaha, nous repérons une bande de trois jeunes barbus qui fument des cigarettes roulées, attablés sur la terrasse du fast-food libanais où nous nous apprêtons à manger. On n’a pas le temps de finir d’expliquer maladroitement notre situation que l’un des trois barbus – qui s’avéreront former un groupe de musique, Anda a Anda, en pause entre deux répétitions – nous interrompt: «Pas de souci, venez chez moi, j’habite dans un grand squat tout proche d’ici. Il y a plein de monde, mais vous trouverez à coup sûr un coin où dormir! Là, on doit retourner répéter, donc je vous donne l’adresse et allez-y tous seuls. La sonnette ne marche pas, ouvrez directement la porte et dites que vous venez de la part de Colas.»

On est aux anges. La première personne à qui l’on demande sera donc la bonne! Comme quoi, celui qui ose est toujours récompensé. On passera le repas à deviser sur cette satanée zone de confort qui nous confine dans une dimension routinière, aseptisée, où ce genre de choses ne se produit jamais, alors même que la beauté du hasard, des rencontres et de l’aventure se trouve constamment à portée de main. Encore faut-il la tendre.

Une fois nos baba ghanoush et shawarma engloutis (la cuisine libanaise s’avère une délicieuse alliée végane) et un paquet de dattes acheté en guise de loyer, nous enfourchons nos vélos et parcourons les trois kilomètres de ligne droite qui nous séparent de l’adresse. On arrive devant une grande ferme, juste à côté du McDrive. Malgré les consignes données par Colas, on se gêne, on toque à la porte et on attend. Deux jeunes femmes, qui n’ont aucune idée de qui l’on est, passent alors la tête par la fenêtre et nous demandent: «Ça vous dit de voir un film d’horreur?»

C’est ainsi que l’on rencontre Camille, Ju, Megane, David et Maxence. Ils vivent ensemble dans cette ferme, qu’ils louent pour une modique somme à la ville de La «Tchaux» depuis avril, dans un esprit de partage et d’ouverture. Ils nous montrent leur grande cuisine où s’empilent les caisses de légumes bios, les canettes de bière vides et les dessins aux murs, puis les trois étages auxquels on accède par un escalier qui craque sous les pas, et enfin leur énorme grange transformée en bar-dortoir. Et le fameux pré où trône Rock’n Roll Circus.

Dans une ambiance conviviale, on passera la soirée à bêcher sur un puzzle de 1000 pièces du groupe Boney M et à regarder Scream. Les éclats de rire s’élèveront haut, très haut, au-dessus de la maisonnée et par-delà la pluie. Merci infiniment à Colas et aux habitants du Laboratoire autogéré de création (LAC) pour leur hospitalité spontanée!


Jeudi 9 septembre

■ Thibault Nieuwe Weme, Vue des Alpes, 15h

Les choses sérieuses commencent. Google Maps nous annonce trois heures de montée jusqu’à La Chaux-de-Fonds. D’un air peu désolé, le ciel nous fait comprendre qu’il ne fera rien pour nous faciliter la tâche. D’abord timides, les gouttes se font de plus en plus cruelles. Sami doit ranger son téléphone sur lequel est affiché l’itinéraire. Nous sommes livrés à notre orientation naturelle. «Facile, on a tout en tête», pensent nos cerveaux de mâles.

Bien vite, ce bel instinct d’alpha nous mène droit dans un cul-de-sac. Inspirés par les prouesses olympiques de Mathias Flückiger et Jolanda Neff, nous nous embourbons (la pluie a redoublé d’intensité) sur un sentier oublié entre deux champs de maïs. Quelques jurons plus tard, nous retrouvons enfin la route cantonale qui doit nous conduire à la Vue des Alpes. Un tronçon du «vrai» Tour de Suisse qui est passé par là ce printemps.

C’est là que nous croisons Eddy, notre photographe au grand cœur. Il plante sur les freins et nous propose de nous alléger en prenant nos sacs à dos dans sa voiture. «Non, on ne veut pas tricher!» Sami est incorruptible. Nous poursuivons nos efforts. L’avantage de la pluie, c’est que les taches de transpiration deviennent invisibles. Tout comme les Alpes aujourd’hui. A notre arrivée au sommet du col, la récompense du panorama est facilement remplacée par des röstis – délicieux aussi sans fromage.


■ Sami Zaïbi, Gampelen, 10h

Que d’aventures depuis hier soir! Après avoir dégusté une bière bien méritée sur les bords teintés de rose du lac de Neuchâtel, nous pensions que nos derniers kilomètres jusqu’au camping TCS du Gampelen, à l’extrémité orientale du lac, seraient anecdotiques. Que nenni! Thibault avait pourtant flairé le traquenard. «On a traversé la ligne rouge», lançait-il, le regard sombre, tandis que nous traversions le pont de la Tène, qui marquait notre passage du Röstigraben.

Alors que le soleil tire sa révérence, nous nous enfonçons dans un petit sentier de gravier à travers la forêt, seul moyen d’enjamber le chemin de fer et de parvenir au fameux camping. Quinze minutes de pédalage à l’aveuglette plus tard, nous voilà face à un grillage infranchissable: le passage sous les rails est en travaux, et il n’y en a aucun autre alentour. On commence à se demander si ce camping n’est pas un village hippie vivant en autarcie depuis 1973.

Nous rebroussons donc chemin pour atterrir devant un camp de nudistes – je rappelle qu’on est désormais en terre suisse alémanique – où un couple de retraités (rhabillés) nous indiquent un petit sentier obscur, en forme de tunnel végétal, qui devrait nous mener à bon port (ou à Narnia). Quelques kilomètres de boue, de végétation dans la figure et de glissades plus tard, une nuée de camping-cars blancs émergent au milieu de la nuit noire.

Le camping est gigantesque, mais une majorité de camping-cars sont inhabités. Seuls quelques paisibles retraités sont encore là, on les repère à la lumière verte de leur télévision qui retransmet le match Suisse-Irlande. Pour le reste, tout semble abandonné. En déambulant dans les allées de caravanes éteintes, éclairées ici et là par de petites lampes solaires jaunes oubliées, «on est un peu dans une map de Call of Duty», comme le dit si bien Thibault. Ou un épisode de The Walking Dead.

Toujours tenus par notre impératif végane, on se débrouille tant bien que mal dans l’épicerie du camping encore ouverte. Au menu: pain, tomates séchées, olives noires et chips! On se rend compte à quel point ce doit être difficile d’être végane à temps plein, logistiquement et socialement parlant. On a l’impression d’embêter les vendeurs et restaurateurs en leur posant des questions comme: «Vous êtes sûrs qu’il n’y a pas d’œufs dans ces pâtes? Qu’est-ce que vous avez sans viande, sans poisson et sans produit laitier? Et dans votre tarte aux fruits, vous êtes sûrs qu’il n’y a pas de crème?»

Epuisés par notre longue journée à vélo non électrique, nous montons finalement notre tente et nous assoupissons. C’était compter sans une étrange attaque au milieu de la nuit, quand une bête a commencé à faire le tour de notre tente et sauter dessus! Qu’était-ce? Un chien? Un renard? Un grizzli? Le débat n’est toujours pas clos…

Au matin, une petite trempette dans le lac, devant un panorama de roseaux duquel s’envole un héron pourpré, dans un cadre splendide, et l’on se jette à l’assaut de la Vue des Alpes, la montée en direction de La Chaux-de-Fonds!


Mercredi 8 septembre

■ Thibault Nieuwe Weme, Saint-Blaise, 20h

Jusqu’à Yverdon, Sami a fait cavalier seul. Non sans honte, je le rejoins à la gare où un café vient le récompenser de ses premiers efforts et encourager ceux qui m’attendent. Désormais, quatre roues se suivent dans la campagne du Nord vaudois, prises en tenailles entre le charme boisé du littoral et la menace constante de l’autoroute. Dernier bastion vaudois, le village de Concise signe la véritable entrée en terre inconnue.

A peine sommes-nous arrivés sur sol neuchâtelois que la gendarmerie locale nous montre qu’elle veille au grain. Dans l’ombre d’un tunnel, un agent a dissimulé un radar discret que nous manquons tout juste de déclencher (il faut dire qu’on en a dans les mollets). «La pêche est bonne?» lui demandons-nous. Bien que professionnelle, sa réponse ne parvient pas à cacher une certaine frustration.

Petit pic d’adrénaline dans la descente de Vaumarcus. Le lac se dresse face à nous, nous tend ses reflets bleutés. Mais la baignade attendra. Notre route croise une ferme qui vend ses produits en self-service, récemment braquée (peut-on trouver crime plus barbare?) Nous décidons de renflouer la caisse – par Twint, comme le demande une affichette qui déplore le récent vol – en achetant une petite barquette de poires. Non seulement elles nous rafraîchissent, mais elles nous offrent encore un peu de compagnie: une famille de vers y a établi son logis.

Ragaillardis par cette rencontre, nous pédalons de plus belle. C’est alors que des cris perçants nous interpellent au milieu des vignobles. Un abattoir dans le coin? A mesure que l’on se rapproche, le bruit semble de plus en plus électronique. Découverte du jour: les vignerons du coin s’arment de haut-parleurs diffusant des cris d’oiseaux apeurés pour chasser leurs «vrais» homologues. Et c’est efficace: notre commando dans les vignes est vite abandonné – nous tenons à nos tympans.

Mission finale de la journée, trouver un resto à Cortaillod. Pendant ces trois jours, nous décidons «de la jouer végane», histoire d’aligner notre alimentation à notre mode de transport, et de se rapprocher un maximum de la neutralité carbone. La tâche s’avère bien plus compliquée que prévu, surtout dans ce royaume des bons vivants qu’est le canton de Neuchâtel. Le deuxième restaurant sera le bon. Le temps d’un repas, nous comprenons l’ampleur du défi quotidien des véganes: sans crème, ni viande ni laitage, les pâtes sont notre seule cavalerie.


■ Sami Zaïbi, Yverdon-les-Bains, 11h

Un grand merci à ce valeureux cycliste inconnu, dont j’ai pris avec délice l’aspiration entre Lausanne et Echallens! Prendre l’aspiration de quelqu’un, c’est se mettre juste derrière lui pour réduire les frottements de l’air. Quand la personne roule à bon rythme, comme ce courageux vélotaffeur, c’est sacrément efficace. Un coup de pédale pour se mettre dans sa roue, et il n’y a quasiment plus d’effort à faire, c’est un peu comme prendre le train. Un grand merci donc, et un grand bravo également, puisque je présuppose qu’il effectue ce trajet tous les jours. Confrère, tu m’as donné de l’aspiration, mais aussi de l’inspiration!

Mais qu’est-ce que je fiche à Yverdon, me direz-vous? Eh bien, puisque l’itinéraire officiel de mon collègue et moi, entre Boudry et Bienne, n’est que de 40 kilomètres répartis sur trois jours, on a décidé d’en rajouter un bout. C’est donc depuis Lausanne et mon appartement étriqué que je suis parti de bonne heure ce matin, et bien m’en a pris!

Quel meilleur décor que le Gros-de-Vaud pour lancer cette aventure? Grimper et dévaler ses douces collines coiffées d’une lumière vaporeuse, lever les yeux vers les milans planant majestueusement au-dessus des champs récemment mis à nu, à la recherche de quelque bestiole rendue vulnérable. Sentir un frisson parcourir l’échine, alors que je plonge, seul sur «ma» route, le vent dans les cheveux et un album de house planante dans les oreilles, à l’assaut d’une courbe généreuse. Il y a pire comme début de journée de boulot!

A l’orée d’Yverdon, dans la plaine de l’Orbe, un étrange bidule orange volant a attiré mon attention. En discutant avec le monsieur en polo gris et lunettes multicolores qui tient la manette, j’apprends que l’appareil sert à mesurer le champ et que le monsieur en question est géomètre. Qui aurait pensé voir cela il y a vingt-trois ans?