Président de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe depuis début janvier, l’Irlandais Pat Cox prononce ce jeudi soir sa conférence inaugurale sur le campus de l’Université de Lausanne. Ancien président du parlement européen, fin connaisseur des politiques de l’Union autant que de l’idée européenne, il s’interroge sur l’évolution de l’Europe et sur la crise économique qu’elle traverse. Courtois, il préfère encore placer un point d’interrogation derrière l’hypothèse d’une crise politique. Pat Cox est en revanche très clair sur «le pilier» que représente la libre circulation, «l’âme de l’Europe», qu’il sera difficile pour la Suisse d’entamer. Entretien.

Le Temps: Qu’est-ce qui vous a poussé à prendre la présidence de la Fondation?

Pat Cox: Il était très attirant pour moi de me retrouver dans un lieu indépendant, d’échapper à la politique politicienne pour analyser les évolutions souhaitables de l’Union européenne. Lorsque j’ai été approché, j’ai eu le sentiment d’être sur la même longueur que la Fondation quant aux buts qu’elle poursuit comme lieu de réflexion, de mémoire, de rencontre et de publication.

– Vous inscrivez-vous dans l’idée d’une Europe fédéraliste?

– Le mot «fédéralisme» n’est pas fédérateur et je n’attends pas de grand soir avec des feux d’artifice. Ce mot comporte un sens différent pour les uns et pour les autres. Un Suisse ou un Allemand comprennent ce qu’est un système fédéral; ils savent ce que représentent différents niveaux de gouvernance; l’idée de la subsidiarité est vivante dans leur vie quotidienne. Pour un Britannique en revanche, c’est un cauchemar, un gros mot. Ce terme divise, parce que sa compréhension dépend des expériences vécues par les uns et les autres. L’idée de Jean Monnet était de faire avancer l’Europe par des moyens réels, limités et pragmatiques, sans manquer d’ambition. J’aime cette approche. Jean Monnet n’était pas un idéologue, mais un fédéraliste qui voulait marcher pas par pas pour faire avancer ses projets. Dans ce sens, je m’inscris dans son esprit.

– Quelle est la gravité de la crise politique que traverse l’Europe?

– Dans la zone euro, nous avons d’abord vécu une crise économique très profonde, qui a entraîné des conséquences différentes selon les pays. Cette crise a produit des écarts sociaux et politiques entre Etats membres débiteurs et créditeurs, au sud et au nord. On ne peut pas le nier. Si on ne prend pas en compte cette réalité, on ne peut pas s’attaquer aux problèmes de fond. Au centre de l’échiquier politique – parmi la droite classique, les libéraux, les démocrates-chrétiens, les sociaux-démocrates, les écologistes –, la classe politique traditionnelle est soumise à une énorme pression. La croissance anémique ou le risque d’une stagnation à la japonaise sont un cadeau fait aux marges, aux extrêmes et aux populistes. D’où ma question sur le lien entre la crise économique et politique. Il faut absolument que le centre puisse fournir une réponse économique appropriée, il y a urgence.

– Pensez-vous qu’un des éléments de la crise politique tienne au rythme soutenu de l’élargissement de l’UE?

– Je n’ai pas de sympathie pour cette hypothèse. Les problèmes du moment ne tiennent pas à l’élargissement. Prenez la Pologne et l’Ukraine. Après l’implosion de l’Union soviétique, ces deux pays étaient sur le même niveau. Aujourd’hui, la mortalité infantile s’est réduite en Pologne, la longévité a augmenté, on vit 8 ans et demi de plus qu’en Ukraine et le PIB par habitant y est trois fois plus élevé. C’est une réussite et ce n’est pas le fond de nos problèmes. Le problème, c’est que dans le noyau dur de la zone euro, il y a une crise très différente dans ses impacts, avec de larges écarts entre la meilleure et la pire performance économique. Par exemple, le taux de chômage est cinq fois plus élevé en Grèce qu’en Allemagne; il est sept fois plus haut en Espagne qu’en Allemagne pour le chômage des jeunes. Forcément, l’opinion publique est bouleversée en Espagne. Et si la jeunesse ne peut pas associer l’idée européenne avec l’espoir, c’est l’Europe qui va payer. C’est pourquoi je me demande si la crise économique, de laquelle on n’est pas sorti, n’est pas en train d’évoluer en crise politique.

– Que proposez-vous? Passer par de grands investissements pour relancer le projet européen?

– J’aimerais souligner le rôle de l’Allemagne. C’est le grand joueur, le plus performant, le plus avancé comme pays créditeur. Les Allemands disposent-ils d’une marge de manœuvre supplémentaire? De nombreux indicateurs et organismes, comme le FMI, insistent sur les besoins en investissement à l’intérieur du pays, par exemple dans les infrastructures, le réseau routier, les ponts. Dans une période où les marchés permettent d’emprunter à des taux proches de zéro, les Allemands doivent comprendre la nécessité d’une politique d’investissement. S’ils continuent de redouter l’endettement, on reste pris en otage par une philosophie qui bloque une pratique souhaitable. S’il faut chercher l’intérêt commun dans le cadre d’une politique budgétaire saine, la circulation des idées doit passer des deux côtés de la route, pas seulement d’un côté. En Grèce, depuis 2009, le PIB nominal a diminué de 25%. Il faut s’interroger. Je soutiens les règles du jeu budgétaires et les réformes, mais des limites doivent être posées quant à leur impact sur les politiques sociales, pour ne pas laisser filer les taux de chômage, la pauvreté, les inégalités. Le défi, ce n’est pas seulement de trouver une solution pour la Grèce, mais pour l’ensemble la zone euro. Il s’agit d’éviter une stagnation ou une déflation.

– Venons-en à la Suisse post-9 février et à la difficulté d’articuler les contingents avec la libre circulation. Dans quelle mesure pensez-vous que la libre circulation puisse être amendée?

– Depuis le traité de Rome, l’Europe est fondée sur quelques grands piliers. Parmi eux: la libre circulation des biens, des capitaux et des personnes. Si on détruit ces piliers, on risque de détruire le projet. Il est aussi vrai que la politique est ingénieuse quand il s’agit de trouver des moyens d’assouplir ici ou là des idées, mais pour autant que tout le monde soit raisonnable.

– En Suisse, l’enjeu de la marge de manœuvre sur la libre circulation constitue une vraie question…

– Isolée des autres, la Suisse ne pourra pas réussir. Mais si un débat plus large commence, peut-être sous l’impulsion du Royaume-Uni, une évolution serait peut-être possible. Mais je le répète, avec la libre circulation, on parle de quelque chose de profond. Cette idée a animé le traité de Rome, l’intégration de l’après-guerre, elle a donné une réalité aux idées et aux valeurs européennes. Si on y touche, on touche à l’âme du système, pas seulement à son corps.

– Venons-en à l’Ukraine. Pourquoi la diplomatie européenne est-elle à ce point inaudible?

– Pour moi, ce conflit n’est pas seulement un enjeu de voisinage, mais de fond. C’est un moment fondamental. Car Vladimir Poutine a déchiré de nombreux traités internationaux et fait fi aussi bien des règles du jeu que du droit international mis en place durant l’après-guerre. Il est évident que personne ne veut mener une guerre destructrice en Ukraine, c’est du bon sens. D’où la politique des sanctions. S’agissant de la diplomatie européenne, je trouve en effet décevant que l’Europe soit absente de pourparlers germano-français – dans lesquels Angela Merkel tient le leadership – avec les ministres des affaires étrangères russes et ukrainiens. Ce n’est pas un choix européen d’auto-exclusion, c’est un choix de Realpolitik entre des acteurs clés. Or, si la diplomatie européenne n’est pas présente, c’est une sorte de pas en arrière, une renationalisation de l’une des rares politiques européennes communes. Je trouve cela inacceptable, mais je ne suis pas l’un des joueurs! Bien sûr, je salue le leadership d’Angela Merkel. Mais avec cette manière de faire, la diplomatie européenne court le risque de devenir la 29e politique étrangère des 28 et la plus faible. Monsieur Poutine compte là-dessus. Pourquoi lui donner ce cadeau?