Boucheries, fast-foods ou encore magasins de fourrure: une quinzaine d’établissements liés à l’exploitation animale ont été caillassés depuis le mois de février à Genève et à Nyon. Ni revendiqués ni dénoncés au sein du mouvement antispéciste, ces actes de vandalisme suscitent la polémique parmi la population, mais également chez les militants eux-mêmes, révélant d’importantes lignes de fracture au sein d’une mouvance loin d’être homogène. Des vitrines brisées aux outils légaux, en passant par les caméras clandestines, autant de stratégies s’affrontent pour faire avancer la cause animale et peser dans le débat public.

Vêtus de noir et cagoulés, les auteurs ont agi de nuit, sur un mode opératoire qui se rapproche de celui des collectifs abolitionnistes nés dans les années 1970 en Grande-Bretagne. A la manière des sauvetages éclairs menés par le Front de libération des animaux, ces actions coups-de-poing visent un effet spectaculaire.

Sur le plan judiciaire, l’enquête n’a pour l’heure rien donné. A Genève, où toutes les victimes ont porté plainte, «plusieurs interrogatoires ont eu lieu, confirme Sylvain Guillaume-Gentil, porte-parole de la police genevoise, sans que cela débouche sur une inculpation». Selon le Code pénal, les auteurs de dommages à la propriété encourent une peine pouvant aller jusqu’à 3 ans de prison. Alors que la dernière attaque date de mai, la surveillance nocturne demeure renforcée dans les lieux à risque.

«Infime minorité»

Si ces déprédations sont inédites en Suisse, les observateurs l’affirment, le mouvement antispéciste ne s’est pas radicalisé soudainement, mais a toujours présenté une frange plus extrême. «En 1991, une dizaine de boucheries ont été incendiées à Lyon et cela n’a pas fait autant de bruit», rappelle le philosophe Yves Bonnardel, militant animaliste de longue date et cofondateur des Cahiers antispécistes. Pour lui, ces actions directes sont le fait d’une «infime minorité» à qui l’on accorde un «traitement médiatique disproportionné».

Convaincre un supermarché d’arrêter de vendre des œufs de batterie est bien plus subversif que jeter un pavé dans une vitrine. Les conséquences dépassent les dégâts matériels: la filière doit se réorganiser, absorber les pertes économiques

Sébastien Arsac, L214

Porte-parole et cofondateur de l’association L214, Sébastien Arsac se montre plus critique, lui qui s’est fait connaître par ses enquêtes choc sur les abattoirs français. «Certains pensent que le changement se fera par la force, déplore-t-il. Ils nourrissent une sorte d’idéal révolutionnaire, un romantisme de la violence qui n’est en réalité qu’une vision à court terme.» D’autres solutions existent. «Convaincre un supermarché d’arrêter de vendre des œufs de batterie est bien plus subversif que jeter un pavé dans une vitrine. Les conséquences dépassent les dégâts matériels: la filière doit se réorganiser, absorber les pertes économiques.» Alors que la plupart des militants sont des pacifistes, ces «actions contre-productives» masquent pour lui le travail de fond. A la manière des «black blocs» dont les incursions brouillent par moments le message des défenseurs de l’environnement.

«Stratégies complémentaires»

«Au contraire, le public écoute davantage les modérés s’il y a des radicaux», estime Elisa Keller, déléguée suisse de 269 Libération animale, qui compte plus de 500 membres répartis entre la France, la Belgique et la Suisse. Refusant l’idée d’une hiérarchie de l’engagement, la militante évoque des «stratégies complémentaires» qui visent différents publics, mais partagent un même but: l’octroi de droits fondamentaux en faveur des êtres «sentients» et l’abolition du système d’exploitation animale. Casser fait donc sens à ses yeux, même si elle privilégie les actions de désobéissance civile à visage découvert. Dernière en date: la libération de 18 cabris dans un abattoir de Rolle. Une réponse radicale à «l’inertie politique qui ne propose que des réformes cosmétiques pour le bien-être animal».

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A l’autre extrémité du spectre, les activistes suisses alémaniques privilégient une stratégie des petits pas, conscients qu’ils n’aboliront pas l’exploitation animale du jour au lendemain. Dans leur arsenal: les outils législatifs qu’ils exploitent avec plus ou moins de succès. A Bâle-Ville et Lucerne, une initiative du collectif Sentience Politics demandant d’intégrer un menu végane dans les cantines publiques a été balayée par la population, mais un contre-projet similaire a été accepté à Zurich. Loin de s’arrêter là, le collectif a lancé, en juin dernier, une initiative populaire fédérale pour abolir «l’élevage intensif en Suisse ».

Résonances internationales

Fondamentalement décentralisé, le mouvement antispéciste fonctionne en réseaux, sans leader, réunissant ses membres pour des actions ponctuelles. Lors de la première occupation d’un abattoir en Suisse, celui de Vich (VD) en décembre dernier, les militants venaient de Suisse, mais aussi de France, de Belgique et de Grande-Bretagne. Les actions menées à travers le monde sont répertoriées de manière non exhaustive sur le site Directaction.info: tags, sabotages, happenings ou encore vidéos clandestines. D’un pays à l’autre, les résonances ne manquent pas. Alors que la tension monte chez les bouchers romands, leurs confrères français ont récemment demandé à être placés sous protection de l’Etat en raison d’une recrudescence d’attaques.

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Chaque année, 77 millions de vertébrés terrestres sont tués en Suisse. Pour combattre ce morbide constat, plusieurs associations occupent le terrain: des plus modérées, Animae ou PEA (Pour l’égalité animale), qui compte environ 850 membres en Suisse romande, aux plus radicales (l’antenne suisse de 269 Libération animale). A cela s’ajoutent de nombreux activistes indépendants, à l’image de la Vaudoise Virginia Markus ou encore de Kate Amiguet, de la fondation MART, dont les vidéos tournées clandestinement dans des abattoirs romands ont fait grand bruit l’an dernier.

Sentiment de blocage

Pourquoi avoir recours à la violence? Yves Bonnardel évoque un sentiment de blocage. Soulevée il y a plus de quarante ans, la question du spécisme n’est apparue que récemment dans le débat public. «Aujourd’hui encore, on n’aborde pas la légitimité du sujet d’un point de vue rationnel, déplore-t-il. La question est traitée comme s’il s’agissait d’un choix, de goûts et de couleurs.» Pour lui, la consommation de viande n’est pas une question personnelle, mais bien un enjeu éthique de société: «Du point de vue antispéciste, la réalité de l’exploitation animale, en tant que discrimination arbitraire, est insupportable. L’élevage s’apparente à de l’esclavage, l’abattage à des meurtres en masse.»

La révolution tant espérée a été neutralisée par le capital, le mouvement végane est devenu inoffensif, édulcoré, presque mainstream. L’exploitation animale continue, mais les grandes entreprises proposent désormais une consommation alternative. Une manière d’évacuer la question

Marianne Celka, sociologue

Parallèlement, le mode de vie végane est de plus en plus populaire, les produits spécialisés ont envahi les rayons des supermarchés, les restaurants. Pour la sociologue Marianne Celka, spécialiste des mouvements animalistes et enseignante à l’Université de Montpellier, ces progrès représentent à la fois une victoire et une faillite pour les activistes. «La révolution tant espérée a été neutralisée par le capital, le mouvement végane est devenu inoffensif, édulcoré, presque mainstream. L’exploitation animale continue, mais les grandes entreprises proposent désormais une consommation alternative. Une manière d’évacuer la question.»

Symbole de l’époque

Le regain d’actions directes violentes polarise inévitablement le débat sur un plan émotionnel. Pour Marianne Celka, ce n’est pas un hasard. «Le mouvement animaliste fonctionne sur l’émotion, le pathos, détaille-t-elle. Lorsque les militants filment des poussins broyés ou des veaux électrocutés, ils visent à provoquer un sentiment d’abject, un réflexe de rejet chez le spectateur.»

De la même manière, les vitrines brisées sont une manière de dire aux futurs bouchers: «Voyez ce qui vous attend dans cette profession.» Ultra-médiatisées, ces opérations ont toutefois vocation à rester «marginales et minoritaires», selon Marianne Celka. La tendance de fond, en revanche, témoigne des valeurs de demain: reconnaissance du statut animal, prise en compte de la souffrance ou encore attention accrue du consommateur. Une marche pour la fin du spécisme est prévue le 25 août à Genève.

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