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L’indélébile empreinte de l’homme

L’agriculture altère profondément les sols. Pour en tirer de hauts rendements, elle les met durablement sous perfusion, confie Elena Havlicek

«En voici un!» Présidente de la Société suisse de pédologie et collaboratrice scientifique à l’Office fédéral de l’environnement (OFEV), Elena Havlicek n’a pas mis longtemps à trouver ce qu’elle cherchait dans les entrailles du champ labouré: un ver de terre enroulé sur lui-même en position de nœud! Etrange yoga… L’animal est en diapause, un état de vie ralentie qui lui permet d’affronter sans encombre certaines variations de l’environnement. Comme, ici, un sol très sec.

«Les vers de terre sont de petites natures, s’amuse la pédologue. Ils ne supportent pas les conditions extrêmes.» Petites natures peut-être. Mais quel abattage! Une part importante des sols est passée un jour ou l’autre au travers de leur corps, absorbée par un bout puis rejetée par l’autre. Le champ d’Engollon, dans le val de Ruz (NE), où nous nous trouvons est ainsi le pur produit impur de leur déjection. D’un demi-siècle de défécation ininterrompue. Et dire que l’homme s’enorgueillit d’avoir bâti des pyramides! A échelle lombricale, pousser un hectare de sol est une œuvre autrement plus imposante. Selon Charles Darwin, qui s’y connaissait en espèces, aucun animal n’a joué un rôle plus important sur la planète au cours de ces dernières centaines de millions d’années.

A ce classement de l’impact sur l’environnement, l’homme fait bonne figure aussi. Et si le champ d’Engollon est sorti de la cuisse du ver de terre, il a été passablement marqué par les mains qui l’ont cultivé. Il suffit pour s’en convaincre de dégainer une bêche, une pelle américaine et un couteau, comme sait si bien le faire Elena Havlicek, et de creuser un trou d’un petit mètre de profondeur.

Le profil qui se dégage n’a rien à voir avec celui des sols naturels. Ni avec le sol alluvial, fragile couche de poussières sur un chaos de pierres. Ni avec le sol forestier, rissole épaisse sans cesse enrichie de farce par sa faune et par sa flore. Le sol cultivé se compose de deux couches parfaitement distinctes. Une couche supérieure foncée d’une trentaine de centimètres, nettoyée, labourée, ensemencée par l’homme. Et une couche inférieure plus claire et plus dure, que le paysan ne touche pas en principe même s’il l’influence tout autant.

Le plus frappant est la rareté de la vie sur toute la profondeur du sol. Où sont les racines? Où sont les champignons? Où sont les araignées? Mis à part les vers de terre, dont la présence s’explique partiellement par la proximité d’une prairie, et mis à part le maïs planté là tout exprès par le paysan, il ne reste guère de traces d’animaux et de végétaux. L’homme a préféré substituer sa science et son petit monde à la nature et à son savoir-faire.

«Nous avons devant nous un sol riche, capable d’assurer de gros rendements, raconte Elena Havlicek. Le problème est qu’il a été enrichi artificiellement. A l’état naturel, un sol se régénère en absorbant les plantes qu’il produit et qu’il récupère, une fois mortes, sous forme de litière. Ici, tout ce qui pousse, donc tout ce qui en principe le nourrit, a été emporté au loin pour être vendu. Bien sûr, le paysan lui offre en remplacement des agents chimiques. Mais ce faisant, il le place sous perfusion et lui enlève toute autonomie. Si cette terre est un jour abandonnée, il lui faudra beaucoup de temps pour retrouver sa fertilité d’antan.»

Le sol évolue beaucoup plus vite que la pierre mais bien plus lentement que l’être humain. Un sol cultivé a besoin de 100 à 200 ans, soit de deux à trois vies d’homme, pour redevenir un sol naturel. Et encore ne perd-il pas au cours de cette période toute trace de son passé. «Les archéologues sont capables de distinguer la présence d’anciens champs 5000 ans après leur abandon, raconte Elena Havlicek. L’empreinte de l’homme est si lourde que la terre n’y a toujours pas retrouvé sa structure d’origine.»

Demain: Des myrtilles dans la prairie