Ça y est. Bernard Rappaz n’est plus que l’ombre de lui-même. «Je ne l’ai jamais vu aussi maigre, il voit flou, mais il ne renoncera pas au jeûne…» résume son avocat Aba Neeman. C’est le paradoxe de «l’affaire Rappaz»: une inéluctable dégradation physique associée à une volonté de fer d’aller au bout du combat.

Va-t-on le laisser mourir en prison? Si la question est aujourd’hui plus criante que jamais, c’est que le «cas Rappaz» met en exergue le rapport de force qui s’est installé entre l’éthique médicale et le droit depuis la récente décision du Tribunal fédéral (TF) rejetant la demande d’interruption de peine du prisonnier.

C’est sur cet arrêt que la Conseillère d’Etat Esther Waeber-Kalbermatten s’est appuyée, mercredi, pour sommer les Hôpitaux universitaires genevois (HUG), où séjourne Rappaz en vertu du concordat romand sur l’exécution des peines et mesures, de procéder à son alimentation forcée.

Selon l’arrêt du TF, «en cas de divergence entre une règle de droit et l’éthique médicale […], les médecins ne peuvent exciper de ces dernières pour se soustraire à l’accomplissement de leur obligation juridique. Partant, les directives de l’ASSM (ndlr: Académie suisse des sciences médicales) ne sauraient empêcher les autorités cantonales d’ordonner l’alimentation forcée du recourant, ni dispenser les médecins requis d’y procéder […]».

Rien n’y fait. Dans un communiqué diffusé jeudi, la direction médicale des HUG répond négativement à la sommation du Valais. Elle invoque ce que la majorité des praticiens concernés par la question assènent depuis toujours: «Le respect du consentement éclairé du patient» qui a consigné en toute lucidité dans des directives anticipées son refus de se soumettre à tout traitement.

Dès lors que les directives éthiques de l’Académie suisse des sciences médicales régissent l’art de la médecine, le «principe de l’égalité de traitement entre les patients» doit être respecté, argumentent les HUG. La première question à se poser est d’ordre froidement juridique: si Bernard Rappaz venait à décéder prochainement, les médecins porteraient-ils en partie la responsabilité de sa mort pour s’être soustraits au droit en vigueur?

C’est la piste sérieusement évoquée par un éminent juriste sollicité par Le Temps, parfaitement au fait du droit fédéral mais désirant garder l’anonymat. «L’arrêt de la Cour suprême est une décision exécutoire. Les règles d’éthique objectées sont inférieures à la norme qui résulte d’un arrêt du TF. Que disent aujourd’hui les médecins? Qu’en vertu de leurs règles d’éthique, ils transgressent consciemment la loi alors que leur mission, en tant qu’agent de l’Etat, est de protéger la vie de cet homme.»

Pour ce même spécialiste du droit fédéral, «si les médecins refusent de se plier à cet ordre, ils commettent donc une infraction». La famille ou le Ministère public pourrait invoquer l’article 127 du Code pénal qui traite de la «mise en danger de la santé ou de la vie d’autrui» et subsidiairement l’article 128 qui régit «l’omission de prêter secours» pour déposer une plainte.

Le président de la Fédération des médecins suisses (FMH), Jacques de Haller, n’est pas intimidé par la fermeté de ce discours. «Le TF nous dit que l’Etat est en droit d’exiger un nourrissage forcé et que le médecin ne peut s’y soustraire. Il écarte la déontologie médicale, les règles de l’art. Or, il y a recours ensuite pour justifier une alimentation forcée. C’est ambigu.»

Sur le fond, l’alimentation forcée est par ailleurs tout à fait incompatible avec ces mêmes règles de l’art, estime Jacques de Haller. Que la Cour européenne des droits de l’homme ait, dans deux arrêts, admis l’alimentation forcée pour des grévistes de la faim en phase avancée pour autant qu’elle soit pratiquée dignement ne le convainc pas davantage.

«Procéder à une alimentation forcée en respectant les règles de l’art médical, c’est comme se laver sans se mouiller, poursuit-il. Les positions sur l’alimentation forcée sont en train de changer un peu partout. Ce que je déplore, sur le plan fédéral, c’est que les contradictions se font sur le dos du médecin à qui l’on demande de résoudre un problème insoluble.»

Collant scrupuleusement aux décisions de l’instance suprême de l’Etat, voilà les autorités valaisannes temporairement libérées de leurs responsabilités vis-à-vis de l’intégrité du détenu. Elles se sont pourtant engagées dans une voie sans issue, déplore humblement le défenseur du chanvrier. «Le canton a ordonné l’alimentation forcée en sachant que les médecins s’y opposeraient. Il a donc conclu que l’intérêt public (ndlr: invoqué par le TF pour justifier une alimentation forcée) exige de laisser mourir Bernard Rappaz.»

A ce stade avancé, y a-t-il une alternative à ce cul-de-sac morbide? Le transfert du jeûneur auprès d’une équipe médicale moins attachée à la déontologie? Où? Avec quelles garanties de succès? Qui serait prêt à désavouer les HUG?

Pour Aba Neeman il n’y a qu’une seule façon de sortir de l’impasse: l’interruption de peine jusqu’au traitement du recours en grâce demandé par Bernard Rappaz au Grand Conseil le 18 novembre prochain. «Le TF reconnaît qu’elle est subsidiaire à tout autre moyen.» L’alimentation forcée étant apparemment inapplicable, l’avocat a interjeté recours à la décision de la ministre auprès du Tribunal cantonal.