L’obsession de la pénurie de techniciens

Libre circulation En matière d’immigration qualifiée, le manque d’informaticiens et d’ingénieurs en Suisse agite les milieux concernés

Des chiffres astronomiques sont parfois évoqués. Mais qu’en est-il vraiment?

Des patrons racontent la diversité des situations

A Cheseaux, dans la région lausannoise, au siège de Kudelski, travaillent 700 personnes. Dont environ 450 ingénieurs. Alain Gendre, le vice-président chargé des ressources humaines, indique qu’un tiers des employés sont étrangers, double-nationaux compris.

Pour le recrutement, la compagnie utilise ses «viviers» historiques, la Haute Ecole vaudoise d’ingénierie et de gestion ainsi que l’EPFL. «Par le biais de l’EPFL, nous avons de plus en plus d’étrangers, venus se former ici», relève-t-il. S’agissant de l’embauche de spécialistes, «nous ne ressentons pas de dégradation du climat. Nos métiers sont très pointus et nous sommes dans une réalité mondiale, nous avons l’habitude de la sélection à large échelle…»

Depuis une grosse décennie, il se dit pourtant que la Suisse souffre d’une profonde, et chronique, pénurie d’informaticiens et d’ingénieurs. Aux Chambres fédérales, sur fond de multiples débats à propos d’immigration, le Conseil fédéral est régulièrement interrogé à ce sujet. En 2010, il a produit un rapport indiquant que l’année d’avant, le domaine des mathématiques, informatique, sciences naturelles et technique (abrégé en «MINT») comptait 16 000 places vacantes pour 2000 personnes au chômage. Les experts estiment que la pénurie est autant conjoncturelle que structurelle. Nouvelle interpellation au National fin 2012, où une élue fait état d’un manque, d’ici à 2020, de 25 000 personnes dans l’informatique et les télécoms, voire de 150 000 ingénieurs. Et des professionnels évoquent une fourchette, plutôt large, de 1 à 2 milliards de francs de pertes d’affaires en raison du manque d’employés.

Des chiffres qui laissent Alain Gendre «dubitatif». De même que Roger Piccand, le chef du Service vaudois de l’emploi: «J’ai toujours trouvé cette discussion très étrange. Nous entendons tous les avis… Et je n’ai pas d’indicateur faisant état d’une pénurie, hormis des difficultés dans le génie civil. De fait, la libre circulation a permis de régler certains problèmes.»

A Berne, au Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation, Corina Wirth, responsable du domaine MINT, se dit aussi «un peu sceptique», avant de glisser: «Si le problème était aussi grave, les entreprises réagiraient plus vivement…» Elle rappelle que l’Office fédéral de la statistique (OFS) a relevé le fait que les salaires, pour les nouveaux diplômés MINT, sont un peu inférieurs à ceux d’autres détenteurs de titres universitaires, par exemple en gestion: «S’il n’y a pas de hausse des salaires, il faut donc croire que la pénurie n’est pas si grande.» Corina Wirth ajoute que «le problème touche probablement davantage des petites sociétés que les grandes compagnies».

Ce que confirme Sandy Wetzel, directeur d’Y-Parc, le parc scientifique et technologique d’Yverdon. Les 130 entreprises du site accueillent au moins un tiers de collaborateurs étrangers. Et parfois, elles ont de la peine à trouver, indique le directeur: «Ces sociétés veulent la perle rare, souvent des profils très précis, à forte base technologique, sans toujours pouvoir payer très cher car elles se trouvent à un stade précoce. De plus, les meilleurs profils sont débauchés en fin d’études par les grandes sociétés. Il faut donc élargir le bassin de recrutement.»

Cette question de la pénurie de spécialistes illustre une situation de la formation, et de l’emploi, d’une certaine complexité. Dans l’argumentaire de son initiative, l’UDC souligne qu’il y a bien des Suisses au chômage dans les secteurs techniques. Pourtant, selon les aléas des affaires, les entreprises recourent de manière massive à l’embauche extérieure. En 2007 et en 2008, avant un léger coup de frein, 10 000 spécialistes du registre MINT ont immigré en Suisse chaque année. Même si les hautes écoles suisses forment un peu plus de jeunes dans ces domaines, une hausse due à l’augmentation générale des étudiants universitaires, les volées annuelles des universités, EPF et hautes écoles spécialisées (HES) ne suffisent pas. Les EPF multiplient les actions de séduction à l’intention des plus jeunes, et le Conseil fédéral a fait augmenter la part de sciences dans la maturité. Mais les effets de telles mesures restent modestes. Il y a même fléchissement des effectifs dans certaines branches de l’ingénierie. Luciana Vaccaro, la nouvelle rectrice de la HES de Suisse occidentale, souligne les effets de mode qui font souffrir des branches: «Il est considéré comme moins sexy de construire un pont que de se lancer dans les nanotechnologies… Et en période de crise, les jeunes privilégient des formations jugées plus polyvalentes». En sus, selon l’OFS, les étudiants étrangers venus se former en Suisse dans les domaines techniques sont plus nombreux à retourner au pays, en particulier dans les métiers de la construction.

Plus que d’autres pays, la Suisse souffre d’une autre carence: celle des femmes, dans ces domaines. Présentant une campagne de promotion en la matière (lire ci-contre), Raymond Stauffer, le président de la Fondation Arc jurassien industrie, lançait vendredi dernier que «si l’on avait, en Suisse, une proportion équivalente de femmes dans les métiers techniques qu’aux Etats-Unis ou en Asie, une part importante du problème serait résolue.» La demande existe, relève Christophe Andreae, du cabinet de recrutement JRMC: «Des clients nous disent leur intérêt à avoir des candidatures féminines. L’informatique, en particulier, a bien évolué en quinze ans. Par exemple, on est plus proche des utilisateurs. Certains regrettent que les équipes soient essentiellement masculines. De même qu’il manque des compétences associant l’informatique à un autre métier, notamment dans la banque.» Un connaisseur note que les patrons pourraient faire quelques efforts: «Ce sont des domaines où l’on pratique très peu le temps partiel. Pour les employeurs, il semble parfois plus facile de se plaindre du manque de personnel que d’aménager les conditions de travail…»

La Suisse atténuera-t-elle sa soif d’experts techniques et informatiques? S’il souligne le caractère de «yoyo» des besoins de certaines entreprises, Martin Vetterli, qui préside le Fonds national de la recherche scientifique, ne doute pas de la vitalité du secteur: «Nous assistons à un mouvement de civilisation, en pensant les phénomènes en termes de traitement de l’information. Pour l’heure, en Europe, on est naïfs: on dépense beaucoup en services informatiques tout en laissant les groupes américains construire l’infrastructure du cloud; voyez Google ou Amazon. Pour l’analyse de données comme pour la logistique, la demande sera toujours plus forte.» De quoi relancer, un jour ou l’autre, le débat sur la pénurie.

«S’il n’y a pas de hausse des salaires, il faut croire que la pénurie n’est pas si grande»