Tessin
Une retentissante opération de police vient de mettre au jour une inquiétante connexion entre une société privée de surveillance des centres d’asile et le recrutement de futurs djihadistes

Deux descentes menées le même jour, par une centaine d’agents des polices tessinoise et fédérale. Deux arrestations au sein d’une même société de surveillance des centres de requérants d’asile. Et une perquisition à la mosquée de Lugano. Le 22 février dernier, le Tessin a découvert que la menace islamiste ne touchait pas que les autres.
«Il fratello turco», le frère turc, c’est ainsi que l’homme arrêté par la police fédérale, un double national suisse et turc de 32 ans, était appelé dans les milieux islamistes d’Italie du nord. Son nom a été repéré en écoutant les conversations téléphoniques d’un ressortissant Marocain, ex-champion «suisse» de kick-boxing qui s’entraînait dans une salle de Lugano. Ce dernier vient d’être condamné à Milan à six ans de réclusion pour appartenance à une organisation terroriste et instigation à en rejoindre les rangs.
Soupçonné de recruter pour l’Etat islamique
Le Ministère public de la Confédération (MPC) a ouvert une procédure pénale contre le double national, Turc d’origine et devenu Suisse avant de se radicaliser. «Il s’agit d’un exemple d’intégration réussie», avait pu dire de lui un membre du Parti socialiste tessinois, contre lequel la Lega des Tessinois pointe depuis un index indigné. L’homme arrêté est suspecté de violation de la loi fédérale interdisant les groupes Al Qaïda, Etat islamique et organisations apparentées, de soutien et participation à une activité criminelle, ainsi que de violation de l’interdiction de représentation de la violence. En résumé, le MPC le soupçonne d’avoir tenté de gagner de jeunes musulmans du Tessin à la cause islamiste.
Ainsi, ce recruteur présumé aurait convaincu un jeune Luganais de se convertir et de rejoindre le Djihad à Mossoul (Irak), où il aurait trouvé la mort en 2016. C’est en tout cas ce qu’affirmait il y a quelques jours une enquête de la Radiotélévision de la Suisse italienne (RSI). Ce jeune homme figurerait dès lors parmi les 81 «voyageurs motivés par le djihad» partis de Suisse depuis 2001, dont 67 pour la Syrie et l’Irak, recensés par le Service de renseignement de la Confédération (SRC). Un parcours et un décès que n’ont confirmé ou démenti ni le Département tessinois de la justice ni le Département fédéral des Affaires étrangères.
Sécurité privatisée
Actuellement emprisonné au pénitencier cantonal de La Stampa, le présumé recruteur turco-suisse aurait mené ses actions de recrutement de terroristes potentiels dans le cadre de son activité d’agent de la société de surveillance Argo 1 SA. Active depuis 2013, administrée par un Italien résidant en Lombardie, cette société a reçu un mandat direct du gouvernement tessinois pour assurer la sécurité dans trois centres cantonaux de requérants d’asile, dont celui de Camorino près de Bellinzone.
Le directeur de cette société Argo 1 SA, un ressortissant italo-suisse de 36 ans, a été arrêté le même jour que son employé, mais par la police cantonale. Les charges qui pèsent sur lui n’ont rien à voir avec les milieux islamistes. Il est soupçonné de violations diverses de la Loi sur le travail, d’usure, de séquestration de personne et d’actes de violence envers un requérant d’asile du centre de Camorino. Le directeur d’Argo1 n’est pas un inconnu pour les Tessinois. Mais c’est dans la presse people qu’il a d’abord fait parler de lui: lorsqu’il est devenu, en 2006, le troisième mari de la chanteuse italienne Anna Oxa, dont il était le garde du corps. Le mariage s’est soldé deux ans plus tard par un divorce.
«La meilleure offre qualité-prix»
Le jour même des deux opérations de police, le Conseil d’Etat tessinois a résilié avec effet immédiat le contrat le liant à la société de surveillance. Mais il est apparu que le gouvernement cantonal avait confié ce mandat à Argo 1 SA sans mettre le marché au concours et cela fait du bruit au Tessin. «La récente ouverture du centre d’accueil de Camorino, qui héberge 150 personnes, nous a mis sous pression, explique au Temps Paolo Beltraminelli, président du gouvernement tessinois. Dans l’urgence, nous n’avons pas eu le temps de lancer un concours», précise le magistrat, rappelant que «depuis deux ans la frontière italo-tessinoise est prise d’assaut.»
Le président du Conseil d’Etat, pour qui l’arrestation du propriétaire et d’un surveillant de la société a produit l’effet d’un «coup de tonnerre», précise que la société Argo 1 SA, autorisée à exercer par la police cantonale, «nous a fait la meilleure offre pour le rapport qualité-prix.» «Je vais approfondir la question de l’engagement direct de cette société et prendre les mesures nécessaires mais je tiens aussi à dire qu’il s’agissait d’un mandat temporaire.»