Dans l’ombre du sadique de Romont
Justice La dernière victime du tueur en série est jugée pour avoir abusé de trois enfants
Le Vaudois conteste s’être transformé en bourreau
Récit d’une affaire totalement hors du commun
Dans la mémoire collective, il est l’incarnation du mal. Michel Peiry, dit le sadique de Romont, le plus cruel des tueurs en série de l’histoire contemporaine suisse, occupe une place à part dans l’imaginaire collectif. Son surnom sonne comme un leitmotiv à chaque fois que la dangerosité des grands criminels provoque un débat de société. Condamné à la perpétuité, incarcéré depuis vingt-huit ans, il refait parler de lui dans un contexte beaucoup plus inattendu. Le procès de sa dernière proie.
Celui que toute la presse a appelé Thomas, l’adolescent violé, frappé d’une trentaine de coups de marteau et laissé pour mort dans le lit d’une rivière, est jugé aujourd’hui pour avoir abusé de son garçon et de ses deux belles-filles. Une victime qui se transforme, toutes proportions gardées, en bourreau? C’est désormais à la Cour d’appel pénale du Tribunal cantonal vaudois qu’il appartient de donner un sens à cette affaire marquée par un passé traumatique totalement hors du commun.
Depuis ce 24 avril 1987, le destin de Thomas est indissociablement lié à l’évocation du sanglant parcours de son agresseur. Ce soir-là, vers 23 h, le jeune apprenti carrossier veut rentrer chez lui en auto-stop après avoir bu des verres avec des copains à la Fête du soleil, à Lausanne. Il monte dans une Peugeot, le conducteur lui promet de l’amener à la maison mais il ne s’arrête pas au lieu indiqué.
L’adolescent vaudois, 16 ans à peine, remarque alors que la poignée de la porte a été enlevée et qu’il est pris au piège. Dans un petit chemin, sa tête recouverte d’un bas, il est torturé et déshabillé. Michel Peiry, qui d’ordinaire immole le corps de ses victimes après les avoir assommées ou étranglées, y renonce. Il n’a pas son jerrycan d’essence. Jeté dans l’eau, le crâne fracassé, Thomas survit miraculeusement à cette violence vertigineuse. Il arrive à se relever et à marcher jusqu’au village de Sottens.
Le garçon n’est pas seulement la dernière victime du sadique, il est aussi celui qui permet l’arrestation du résident maudit de Romont. Grâce à son témoignage, la police fait le lien avec le calvaire d’un autre jeune auto-stoppeur, pris aux environs de La Chaux-de-Fonds, qui avait réussi à s’enfuir alors que la pluie empêchait son agresseur de craquer ses allumettes. Le rapport est aussi fait avec la mort atroce d’un adolescent dont le corps calciné a été retrouvé quelques semaines auparavant près d’Orsières, en Valais. Un portrait-robot est dressé, la marque du véhicule est signalée et un avis de recherche est lancé. Reconnu par sa propre famille, Michel Peiry, ce frère sans histoire et globe-trotteur invétéré, est arrêté alors qu’il accomplit un cours de répétition.
L’homme va avouer une longue liste de crimes terrifiants, dont celui d’un garçon de 14 ans à Albinen (VS), et dit avoir sévi dans plusieurs pays. Il se rétracte pour une partie d’entre eux et sera finalement condamné en 1989 par le Tribunal d’Entremont, à Sembrancher, à la réclusion à vie pour quatre assassinats et deux tentatives. A l’époque, les victimes sont les grandes oubliées de la procédure pénale. La future loi, qui leur assure soutien financier et appui moral, n’est encore qu’à l’état de projet.
Thomas n’échappe pas à cette solitude. Il ne verra pas un sou des 75 000 francs que le sadique de Romont, déjà endetté, doit lui verser en guise de dédommagement et il ne bénéficiera pas d’un suivi psychologique. Totalement impensable aujourd’hui. En 2001, un article du Nouvelliste évoque ses tourments. Longtemps, le jeune homme se réveille la nuit en hurlant. Il ne parle guère et rate ses examens avant de s’essayer à une formation de réparateur automobile. Un ami témoigne à cette occasion de la grande fragilité et des soucis financiers de celui qui vient de se marier et attend un enfant. Un appel est lancé pour permettre à Thomas, victime abandonnée par l’Etat, d’éponger ses dettes et un compte est ouvert pour ce faire à la BCV.
En septembre 2013, Thomas, 43 ans, apparaît à la télévision dans l’émission Zone d’ombre, consacrée au sadique de Romont. Il y déclare: «Ma vie est un grand foutoir.» Un an plus tard, l’ampleur du désordre est révélée au grand jour lorsque lui, la victime absolue au regard de tous, prend place sur le banc des accusés du Tribunal correctionnel du Nord vaudois. Les deux petites filles de sa deuxième épouse ont évoqué des actes d’ordre sexuels répétés de la part de celui qu’elles appellent «faux papa». En cours de procédure, son propre fils, issu d’une première union, dont le comportement très perturbé signalait depuis longtemps déjà un profond mal-être, parlera finalement aussi d’attouchements.
Thomas conteste tout acte d’ordre sexuel sur les petits. Il admet par contre avoir été une sorte de tyran domestique qui rabaisse et malmène femmes et enfants avec des douches froides et des coups de pied. Le rescapé assume aussi une sexualité débridée et une exposition outrancière de ses pratiques échangistes au sein du milieu familial. Enfin, il nourrit un penchant pour des discussions sur internet.
L’expert psychiatre dépeint un homme normalement intelligent et une personnalité durablement marquée par son passé. Thomas présente des traits paranoïaques, une grande méfiance envers le monde, un profond sentiment d’avoir été abandonné à sa douleur, un don pour la manipulation et une incapacité à faire preuve d’empathie.
Les dénégations de Thomas n’emportent pas la conviction des premiers juges. En octobre 2014, il est condamné à une peine de 4 ans de prison pour les abus et les lésions corporelles infligés aux enfants. La décision, un arrêt de plus de 160 pages, relève une culpabilité lourde, un déni de ses actes, des mobiles égoïstes et un risque de récidive élevé. Le tribunal le dépeint comme un homme fruste, enclin à la colère et à la violence. Sa responsabilité pénale est considérée comme pleine et entière mais un traitement psychiatrique axé sur la sexologie est ordonné.
A décharge, le tribunal retient son vécu traumatique et relève que la société a une dette envers cet homme abandonné à son malheur. Mesure rare, un placement à des fins d’assistance est préparé en prévision du verdict afin d’éviter un acte désespéré. Thomas quitte la salle pour la clinique en clamant qu’il va se battre. Un appel est déposé et il prend un nouvel avocat en la personne de Jacques Barillon. L’offensive est prévue sur plusieurs fronts. Mettre en pièce l’expertise de crédibilité des fillettes et briser le postulat de l’abusé devenu abuseur.
Sur ce thème, et de manière très générale, Philippe Delacrausaz, responsable du Centre d’expertises psychiatriques du CHUV, relève: «Dans leur immense majorité, les victimes d’abus ne deviennent pas des bourreaux. Par contre, une proportion non négligeable des auteurs qui commettent des actes sexuels sur des enfants ont eux-mêmes été victimes. Certaines études évoquent jusqu’à 50% des cas.»
En d’autres termes, la probabilité pour une victime de devenir un prédateur est faible mais beaucoup d’abuseurs ont un passé d’abusés. «Ces personnes sont souvent incapables de faire le lien entre leur vécu et leurs actes et il faut un long travail thérapeutique pour leur faire prendre conscience», ajoute le Dr Delacrausaz. Dans les affaires d’agression sur mineurs, le psychiatre a souvent été confronté à des auteurs qui ne reconnaissent que partiellement les faits. «Ils sont incapables d’admettre complètement la nature des actes».
Le deuxième acte judiciaire s’est joué ce vendredi. Thomas, dont les cheveux coupés très courts laissent apparaître les stigmates des coups portés par le sadique de Romont, se présente libre devant les juges d’appel et sans rien changer à sa position. Interrogé sur sa situation actuelle par le président Bertrand Sauterel, le prévenu précise avoir quitté son poste d’employé communal à la voirie pour fonder sa propre société de conception et modélisation de sites web. Il emploie trois personnes mais peine à décoller. «Je n’ai pas de salaire propre et je suis retourné vivre chez mes parents.» Le diplôme de Harvard, mentionné sur son profil Facebook et qu’il n’a jamais eu, est désormais effacé.
Thomas, converti depuis peu à une «vie saine», s’est aussi décidé à suivre enfin une thérapie. «Je le fais de ma propre initiative et c’est en lien avec ce que j’ai subi.» Sur ce passé extrême, il ne dira mot et aucune question ne sera posée. Mais l’expérience traumatique est omniprésente dans les débats et reviendra plusieurs fois au cours des plaidoiries.
C’est la défense, appelante, qui commence. Mes Jacques Barillon et Cyrielle Friedrich vont, tour à tour, dénoncer une affaire qui s’est construite autour d’un coupable idéal. Thomas, cette victime qui ne pouvait que très mal tourner. «Ce dossier est celui des certitudes et des a priori.» Pour tenter de faire douter les juges, les avocats s’en prennent à l’expertise de crédibilité des deux fillettes, qualifiée d’incomplète et d’orientée, tout en évoquant «un cas d’école de conditionnement de la parole évolutive des enfants».
Des enfants qui ont vu beaucoup de choses, qui ont très bien pu imaginer le reste et qui se sont même rétractés, soutient la défense. La mère des petites, elle-même victime des abus de son beau-père, s’est mariée avec Thomas alors que cette procédure était déjà en cours. Ils sont désormais divorcés mais la femme n’est pas présente aux débats.
Contre Thomas, il y a beaucoup de monde. Sa première épouse et mère de son garçon, le père des fillettes, qui était aussi un ami, le curateur des enfants et, bien sûr, le Ministère public. Pour la procureure Magali Bonvin, le premier jugement, «extrêmement motivé et nuancé», doit être confirmé dans son intégralité. Et l’expertise privée, commandée par la défense au psychiatre français Paul Bensussan à l’occasion de ce procès en appel, n’y change rien.
Le parquet en est convaincu. «Le déni massif» dans lequel s’est enferré Thomas est compréhensible après ce qu’il a vécu. Mais ce passé ne doit pas être invoqué pour minimiser la gravité de ses actes et les souffrances subies par ses victimes. Telle est la réponse à la plaidoirie de Me Barillon pour qui une peine de prison ferme, en cas de condamnation, n’est pas nécessaire et doit être épargnée à ce prévenu pas vraiment comme les autres.
Invité à prendre la parole en dernier, Thomas n’ajoute rien. Il lui faudra patienter jusqu’à mardi pour connaître son destin pénal. Et certainement plus de temps encore pour parvenir à affronter ses démons.
Rescapé du pire, il déclare dans une émission télévisée: «Ma vie est un grand foutoir»