Bilatérales
Joëlle de Sépibus, professeure assistante en droit européen à l’Université de Berne, et Cenni Najy, chercheur au Foraus, rentrent de Bruxelles persuadés que la Suisse ne doit pas braquer la Commission européenne avant le vote britannique du 23 juin. Elle doit temporiser jusqu’à l’été

La Suisse ne devrait pas jouer avec le feu. Elle aurait intérêt à temporiser ces prochains mois et à profiter de l’ouverture de la Commission européenne pour négocier un mécanisme d’urgence à partir de l’été, après le référendum britannique. Joëlle de Sépibus, professeure assistante en droit européen à l’Université de Berne, et Cenni Najy, chercheur au Foraus, rentrent de la capitale européenne forts de cette conviction. A Bruxelles, ils ont mené une dizaine d’entretiens dont ils ont synthétisé le contenu dans un article prochainement mis en ligne sur le site de l’association La Suisse en Europe.
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Vous estimez que l’idée d’une clause de sauvegarde unilatérale conduirait la Suisse dans l’impasse. Expliquez-nous?
Joëlle de Sépibus: Nous confirmons que cette idée a été mal reçue à Bruxelles. Plusieurs de nos interlocuteurs ont clairement qualifié ce projet de «geste inamical» à l’encontre de l'UE.
Cenni Najy: A ma connaissance, dans l’histoire des relations bilatérales depuis 1993, c’est la première fois que le Conseil fédéral menace ouvertement de violer ses engagements internationaux. Cette tentative de mise sous pression constitue une forme de rupture.
Le Conseil fédéral pourrait présenter le 4 mars son projet de message sur la mise en œuvre de l’initiative de l’UDC. Le PS a déjà annoncé qu’il refuserait une clause de sauvegarde unilatérale. Le président du PLR, Philipp Müller, a aussi déclaré que son parti pourrait, au parlement, renvoyer le dossier à l’expéditeur. La conscience du danger pour l’avenir des relations bilatérales se propage…
Joëlle de Sépibus: J’en ai l’impression et c’est exactement notre message. Pour l’instant, il faut donner du temps au temps. Une fenêtre d’opportunité existe: la Commission européenne nous tend la main, elle est disposée à trouver une solution et à discuter d’une «clause de sauvegarde multilatérale». Donnons une vraie chance à ce processus, ne prenons pas le risque de l’entraver en présentant une clause unilatérale.
Cenni Najy: D’ailleurs, ce terme de «clause de sauvegarde» est problématique! Il laisse entendre qu’une telle clause existerait quelque part dans un texte. Or ce n’est pas le cas: toute action unilatérale qui bloquerait l’immigration à partir d’un certain seuil viole l’accord sur la libre circulation des personnes et donc les engagements internationaux de la Suisse. Point à la ligne.
Joëlle de Sépibus: Parlons de «clause d’urgence», l’expression est plus adaptée: elle fait référence au comité mixte prévu dans l’article 14 de l’accord sur la libre circulation. Dans ce cadre, deux parties s’entendent pour permettre à l’une d’elles de prendre des mesures en vue de remédier à des «difficultés sérieuses d’ordre économique ou social.» Entre Bruxelles et Berne, il s’agit d’arriver à une interprétation politique commune de cet article. La Suisse, comme la Grande-Bretagne, est confrontée à ce défi: prouver que les «difficultés économiques et sociales» sont liées à l’afflux de citoyens européens.
Revenons à la clause unilatérale. La Commission comprend-elle les impératifs intérieurs suisses? Le Conseil fédéral est tenu de mettre en œuvre le nouvel article 121a de la Constitution qui exige «des plafonds et des contingents annuels» pour les étrangers…
Joëlle de Sépibus: Il y a à Bruxelles une très bonne connaissance du fonctionnement de la démocratie directe et des contraintes intérieures. Mais cela ne change en rien la clarté du message sur la clause de sauvegarde unilatérale et l’avertissement adressé à la Suisse.
Les discussions bilatérales se poursuivent-elles ou sont-elles bloquées jusqu’au référendum britannique du 23 juin?
Cenni Najy: Elles se poursuivent uniquement sur les dossiers de la libre circulation et sur les questions institutionnelles. Mais Bruxelles fait profil bas et ne fera aucune concession avant le vote britannique pour ne donner aucun argument aux eurosceptiques et ne pas laisser penser qu’un pays est mieux placé pour négocier s’il n’est pas un Etat membre de l’UE.
Joëlle de Sépibus: De toute façon, restons prudents avec le mot «concession». Même après le 23 juin, il ne faut pas imaginer que la Commission accepte un quota ou une autre limitation quantitative décidée de manière unilatérale. La marge de manœuvre se situe strictement à l’intérieur de l’article 14,2.
Quels seraient les critères pour déclencher le frein?
Cenni Najy: Il s’agit de se mettre d’accord sur des critères objectifs basés sur les indicateurs économiques de l’OCDE, par exemple le taux de chômage. Mais à priori, la Suisse n’est pas dans une situation de «difficultés sérieuses d’ordre économique ou social», c’est bien ça notre problème!
Un scénario commence à circuler: le Conseil fédéral présenterait son message, mais celui-ci serait rejeté et renvoyé à l’expéditeur par une majorité de la Chambre qui traitera l’objet, ce qui permettrait de gagner du temps jusqu’au vote britannique. Qu’en pensez-vous?
Cenni Najy: Je dirais qu’il n’y a pas de sortie de crise sans risque. A un moment donné, il faudra certainement un vote de clarification de la part des Suisses pour savoir s’ils tiennent ou non à conserver la libre circulation.