La lutte complexe contre le harcèlement scolaire
École
Les cas de harcèlement sont en hausse en Suisse, comme le révèle la dernière étude PISA. Pour combattre ce fléau, enfin reconnu dans la sphère publique, de multiples réponses sont nécessaires: politique de prévention dès le plus jeune âge et formation des enseignants

«Au début, c’était vivable, et puis ça a dégénéré.» Pour Nicolas, le harcèlement a commencé dès l’école primaire. Dans sa petite commune vaudoise cossue, l’enfant est un peu différent. «Ma mère avait peu de moyens financiers; avec mes habits de seconde main, c’était très difficile d’être accepté», raconte le jeune homme aujourd’hui âgé de 20 ans. Très vite, un petit groupe de garçons se ligue contre lui. Moqueries, insultes, agressions physiques: l’engrenage de la violence commence. Nicolas s’isole. «Je ne comprenais pas ce que je faisais de mal, alors j’essayais de me faire oublier.» Chaque matin, il part à l’école la boule au ventre.
Le harcèlement atteint son paroxysme en 4e primaire. Nicolas a alors 10 ans. «Des garçons m’attendaient à la sortie des cours pour me frapper, ils voulaient se défouler.» Un soir, sa mère découvre des ecchymoses sur ses jambes. Elle alerte les professeurs, qui confient n’avoir rien remarqué. Commencent alors des médiations, «inutiles», selon Nicolas. «Mes agresseurs ne pouvaient pas dire pourquoi ils me détestaient. Ils ont continué.» Au secondaire, Nicolas est un peu rond, avec des grains de beauté. «Mes différences étaient systématiquement retournées contre moi, j’en suis arrivé à me détester, à vouloir mourir pour que ça s’arrête.» Son salut, il ne le doit qu’à un déménagement et à un long travail avec un psychologue pour retrouver confiance en lui. Rétrospectivement, il estime ne pas avoir été suffisamment soutenu par l’école.
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Hausse des cas
Comme Nicolas, de plus en plus d’élèves suisses vivent un enfer dans le cadre scolaire. Selon la dernière étude PISA, publiée début décembre, les cas de harcèlement ont augmenté d’au moins 2% depuis 2015. Quelque 13% des jeunes de 15 ans interrogés déclarent subir régulièrement des moqueries, 11% disent avoir été victimes de rumeurs et 7% d’agressions physiques. A l’échelle européenne, la Suisse affiche le plus haut taux de harcèlement avec l’Italie: 5 à 10% des jeunes de 4 à 16 ans seraient touchés. Difficile toutefois de savoir si les cas sont réellement plus nombreux ou davantage dénoncés.
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Il n’empêche, le harcèlement peut aller très loin. Pour Matéo, écolier genevois âgé de 10 ans, les choses ont dérapé l’an dernier. «En six mois, tout a basculé», raconte Barbara, qui a vu son fils «dépérir sous ses yeux» à force d’insultes, de menaces, puis de coups. «Un jour, des camarades l’ont enfermé dans les toilettes durant une heure et les enseignants ne s’en sont pas rendu compte», dénonce la mère, très remontée contre l’établissement, qui a selon elle mal géré la situation.
Mère désemparée
Enfant dyslexique, Matéo se renferme sur lui-même, devient agressif par moments. «Chaque matin, je le trouvais en pleurs, j’étais désemparée», confie Barbara. Des confrontations ont lieu, sans succès. «Ses agresseurs ne réalisaient pas la gravité de leurs actes, déplore-t-elle. De son côté, la direction n’a cessé de minimiser les choses, voire d’accuser mon fils d’être à l’origine du problème.» Un matin, Matéo s’enfuit de l’école. «La police m’a appelée pour me dire qu’ils l’avaient retrouvé dans la rue; c’est là que j’ai décidé de le retirer de l’école», raconte-t-elle. Depuis septembre, Matéo est scolarisé à domicile. Une décision lourde de conséquences. Barbara, elle, estime ne pas avoir eu le choix. «J’aurais aimé ne pas en arriver là, mais c’était ça ou la chute libre pour mon fils. Aujourd’hui, il revit.» Elle ne rejette toutefois pas l’idée de le réintégrer un jour dans le système public. «Il faudra voir quand et comment; mon but n’est pas de le maintenir dans une bulle.»
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A l’ère d’internet, les moqueries ne s’arrêtent plus aux portes de l’école, mais se poursuivent à la maison, sur les réseaux sociaux. Pour combattre ce fléau, enfin reconnu dans la sphère publique, une politique de prévention dès le plus jeune âge est nécessaire, s’évertuent à réclamer associations de parents d’élèves et syndicats d’enseignants. Alors que plusieurs cantons romands ont lancé des plans d’action, les moyens restent insuffisants, estime Tiziana Bellucci, directrice de la fondation Action innocence, qui vise à préserver la dignité et l’intégrité des enfants sur internet. Elle n’hésite pas à faire le lien entre harcèlement et écrans.
Le rôle des écrans
«Aujourd’hui, l’utilisation des écrans est un chantier énorme, de nombreux enfants de 2 à 6 ans y ont accès de manière trop longue et non accompagnée, déplore Tiziana Bellucci. Or on sait que les enfants très exposés, qui effectuent peu d’activités en groupe ou en plein air, auront plus de mal à intégrer les codes sociaux, à comprendre les émotions, et pourront plus facilement devenir des victimes.» Il convient selon elle d’intervenir de manière précoce, à la crèche, pour renforcer les compétences psychosociales des bambins. «Comment obtenir la petite voiture de mon camarade? Certains vont la demander, d’autres vont hurler, mordre ou frapper. Ces comportements inadaptés peuvent plus tard isoler l’enfant et potentiellement le placer dans une posture de harceleur ou de harcelé.»
En classe, les enseignants ne parviennent pas toujours à repérer les situations à risque, par manque de formation ad hoc ou de temps. «Malgré toute leur bonne volonté, ils doivent gérer ce problème parmi d’autres, ils veulent être sûrs d’eux avant d’intervenir», souligne Samuel Rohrbach, président du Syndicat des enseignants romands. A ses yeux, la volonté politique manque pour instaurer un système de formation d’envergure. A Genève, la Cour des comptes a d’ailleurs récemment épinglé les grandes disparités entre établissements en matière de prévention, de détection ou de prise en charge des cas de harcèlement.
Former les enseignants
Souvent accusée de ne pas en faire assez, l’école réagit. «Le désarroi des parents devant un enfant qui souffre peut évidemment être insupportable, souligne Basile Perret, chef de projet «Harcèlement et violence entre élèves» dans le canton de Vaud. Mais face à des situations hautement complexes et émotionnelles, il n’y a pas de réponse toute faite. Sans concertation avec les différents acteurs, les parents peuvent parfois agir de manière contre-productive.»
Dans le canton de Vaud, la lutte contre le harcèlement en milieu scolaire s’intensifie. «Depuis 2015, les établissements se dotent progressivement de politiques internes de prise en charge des situations de harcèlement, les différents acteurs scolaires sont formés à réagir», souligne Basile Perret. L’enjeu? Apporter une réponse spécifique en fonction du niveau de gravité. «Il faut croiser les regards pour savoir quels outils mobiliser, des rencontres individuelles avec les intimidateurs à l’intervention de la police voire à l’exclusion des auteurs. Le tout en veillant à ne pas stigmatiser davantage la victime et en la soutenant tout au long du processus.» La médiation est quant à elle déconseillée lorsque l’asymétrie des forces est particulièrement forte, ce qui est souvent le cas avec les phénomènes de groupe. Des efforts payants mais qui ne suffiront pas à éradiquer les phénomènes de harcèlement à l’école, tant la figure du bouc émissaire est ancrée dans la société.
Audio: l’épisode de Brise-Glace consacré au harcèlement scolaire
Zoé Moody: «Il ne faut pas sous-estimer le rôle de la honte pour les victimes»
Professeure à la HEP Valais et collaboratrice au Centre interfacultaire en droits de l’enfant de l’UNIGE, Zoé Moody analyse les phénomènes de harcèlement en milieu scolaire depuis plusieurs années. Logiques de groupe, loi du silence, actions répétées mais peu visibles: plusieurs facteurs expliquent qu’il passe encore trop souvent inaperçu.
En quelques années, le regard sur le harcèlement a complètement changé. Comment l’expliquer?
Une vraie prise de conscience s’est opérée. Ce qu’on considérait naguère comme une fatalité, de banals conflits entre enfants, est aujourd’hui pris à sa juste mesure: un problème de santé publique. Le phénomène est davantage reconnu, y compris par les victimes et les personnes impliquées. On sait aujourd’hui que des messages tels qu’«ignore-les», «concentre-toi sur tes cours» sont inaudibles pour des enfants en souffrance.
Y a-t-il un profil type d’élève agresseur ou agressé?
Il serait vain d’établir des catégories à l’emporte-pièce. Néanmoins, on remarque que les victimes présentent souvent des facteurs de vulnérabilité, des traits distinctifs qui les isolent des autres. Cela peut porter sur le physique, l’habillement, l’orientation sexuelle supposée ou réelle, une passion insolite jugée ringarde ou encore des capacités scolaires très faibles ou très hautes. Derrière le harcèlement, il y a souvent des logiques discriminatoires. On sait aussi que plus le climat de classe est mauvais plus le harcèlement est susceptible de proliférer. Le sentiment d’appartenance, de sécurité et de justice, en revanche, est un rempart.
En quoi le cyberharcèlement est-il différent?
Sur internet, l’audience est infinie et les conséquences durables. On ne sait pas qui a pu faire des captures d’écran d’un message malveillant posté sur les réseaux. Cela crée un sentiment d’insécurité, d’exposition permanente pour les victimes. Paradoxalement, il est plus facile pour elles d’obtenir des preuves, des traces écrites du phénomène, contrairement au harcèlement traditionnel, en classe, sur le chemin de l’école ou à la récréation, qui passe souvent inaperçu.
Comment expliquer cette loi du silence?
Il ne faut pas sous-estimer le rôle de la honte pour les victimes, qui espèrent parfois que la violence va s’arrêter d’elle-même. De même, beaucoup d’enseignants attendent avant d’agir en se disant: tant que je n’ai pas vu, je ne peux pas juger. Or, les témoins font partie intégrante de la dynamique, si bien qu’il est souvent difficile d’obtenir des aveux. Autre problème: les enseignants ne sont pas tous formés pour repérer des signaux d’alerte. Lorsqu’il y a une chute des résultats scolaires, ils cherchent des réponses ailleurs avant de penser au harcèlement.
Quelles sont les conséquences du harcèlement à long terme?
Dans les situations les plus extrêmes, le décrochage scolaire peut engendrer de la phobie scolaire, un risque accru de suicide et de dépression. Un enfant qui n’apprend pas à socialiser de manière positive durant plusieurs années peut subir un traumatisme similaire à celui des enfants placés ou abandonnés. Les auteurs ont par ailleurs deux fois plus de risques d’être condamnés pour des faits de violence ou d’être au chômage au cours de leur vie. Face à ces enjeux, la responsabilité de l’école est totale, elle possède les clés pour que la socialisation se passe au mieux. La formation de tous les professionnels de l’école est cruciale pour la détection. Soumis à des logiques de groupe, à la loi du silence, le harcèlement, par ses actions répétées mais peu manifestes, reste encore trop souvent invisible. Sur le plan pénal, les voies judiciaires restent généralement peu porteuses, les actes de micro-violence n’étant pas reconnus par le Code pénal, pas plus que leur répétition.