L’inauguration formelle aura lieu l’année prochaine, en présence de Didier Burkhalter, lorsque les six pétales qui composent le bâtiment auront été achevés. Mais cette semaine, l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) vit un moment majeur de son histoire, en s’installant dans des espaces de la Maison de la paix, située en bordure des voies de chemin de fer à l’entrée de Genève. Outre l’institut, ces façades en pétales de verre accueilleront trois centres de la Confédération consacrés à la politique de sécurité, au déminage et au contrôle démocratique des forces armées, ainsi que d’autres locataires.

Directeur de l’IHEID, Philippe Burrin s’est fait entrepreneur académique pour réaliser un montage unique dans le paysage universitaire suisse, mêlant soutiens publics, dons et emprunt.

Le Temps: Cette ouverture de la Maison de la paix survient en pleine crise syrienne, avec une énième remise en cause de la politique multilatérale. Triste hasard, ou coïncidence qui met vos défis en lumière?

Philippe Burrin: Le système international a des limites qui ne sont que trop visibles. Mais le maintien de canaux de communication entre Etats, l’élaboration de solutions contractuelles (comme les traités) ou la recherche de solutions ad hoc (les sommets), tout cela freine le glissement vers l’isolationnisme et l’unilatéralisme. Nous pouvons nous impatienter des lenteurs de la politique multilatérale, mais il est préférable d’avoir peu de résultats, ou des résultats lents, qu’une multiplication ou un élargissement des conflits. Au système interétatique s’ajoutent par ailleurs des modes nouveaux de gouvernance mondiale qui ont plus de souplesse parce qu’ils permettent, avec la participation d’acteurs non étatiques – des ONG, des fondations, des entreprises multinationales –, de rechercher des solutions pragmatiques. Et dans ce cadre élargi, la Genève internationale tient une place importante. Il n’y a pas seulement le cœur, les organisations internationales, les missions etc., mais aussi la couronne: les multinationales et les institutions universitaires de l’Arc lémanique. Pensez à la santé: nous avons l’OMS, des entreprises pharmaceutiques, des centres de recherche dans la biotechnologie, des ONG… Ces noyaux de compétences alimentés par différents types d’acteurs donnent à Genève une attractivité considérable, qui ne va pas diminuer.

– Comment se situe l’IHEID dans ce contexte mouvant?

– Quand on regarde le parcours de nos diplômés, on constate que 40% d’entre eux sont dans le monde de la coopération internationale, soit dans les organisations internationales ou non gouvernementales, soit dans les ministères concernés par les questions internationales. Un autre 40% travaille dans le monde des affaires internationales – dans le secteur financier, au sein de multinationales (dans le secteur influent des relations avec les Etats), de cabinets d’avocats ou de conseil… Les 20% restants travaillent dans l’analyse de la vie internationale, les universités, les médias ou les «think tanks». L’institut n’est pas en premier lieu un pourvoyeur d’emplois pour le système onusien; ce serait suicidaire, puisque ce système a ses quotas. Sa vocation est d’être l’institut suisse de formation aux carrières internationales et à ce titre de préparer des étudiants du monde entier à travailler dans tout l’éventail de ces carrières, en apportant une valeur ajoutée qui est la connaissance de l’interface entre service public, secteur privé et secteur à but non lucratif. Nous sommes aujourd’hui mieux placés que jamais pour accomplir notre vocation, car il y a une parfaite adéquation entre la formation de nos diplômés et cette gouvernance polyphonique, pluraliste. Et maintenant, nous avons ce bâtiment au cœur de la Genève internationale.

– Qu’apporte cette Maison de la paix?

– D’abord, une visibilité. Nous étions dispersés entre plusieurs bâtiments anonymes et une villa surannée au bord du lac. A présent, nous réunissons notre substance intellectuelle dans un immeuble spectaculaire qui forme une porte de Genève. Cela aura des effets majeurs sur la perception que le public a de nous. On peut venir circuler dans le bâtiment, prendre conscience de ce qui est fait ici. N’oubliez pas que sur 850 étudiants, nous avons près de 400 doctorants qui, avec une soixantaine d’enseignants permanents, produisent de la connaissance. De plus, avec les trois centres du DFAE basés dans la Maison de la paix, nous pourrons lancer des collaborations dans un domaine où Genève est relativement faible: la sécurité. A New York se trouve le Conseil de sécurité. Ici, nous avons les dimensions positives de la sécurité, que ce soit le désarmement, l’intervention humanitaire ou la reconstruction après les conflits, par exemple par le déminage et la reprise du contrôle civil sur l’appareil militaire.

– Rembourserez-vous l’emprunt grâce aux locations des trois centres?

– Les centres ont apporté une garantie de loyer qui était importante pour le montage financier initial. Ensuite, notamment grâce à l’apport considérable de dons privés, nous avons choisi de construire au-delà de nos besoins pour disposer d’un apport de revenus et d’un espace d’expansion. L’institut occupera environ la moitié de la Maison de la paix. Cette propriété des murs représente une grande responsabilité financière, mais elle apporte un volant de manœuvre en capacité d’emprunt et de trésorerie.

– Qui seront les autres locataires?

– Le World Business Council for Sustainable Development, qu’a créé Stephan Schmidheiny. Ainsi qu’une fondation responsable d’un centre de recherche sur la région du Golfe (le Gulf Research Center) et un ou deux autres locataires avec lesquels les contrats se signent ces temps. Tous sont des organisations à but non lucratif, actives dans le champ international.

– Vous dites vouloir inscrire votre institut dans les cinq premiers du genre… Qui sont vos concurrents?

– Nous en avons de deux types, ce qui constitue une petite difficulté pour nous. Des «écoles» à l’intérieur d’universités, comme Fletcher au sein de la Tufts University, à Boston. Ou Elliott School dans la George Washington University. Mais elles n’ont que des programmes d’études interdisciplinaires et pas de doctorants. A l’autre bord, des institutions indépendantes comme la London School of Economics et Sciences Po à Paris. Celles-ci gardent toutefois un fort accent national. Ces points de comparaison font ressortir nos particularités. Comme niveau de qualité que nous voulons égaler, citons l’Institut européen de Florence et la Kennedy School of Government de Harvard, à Boston, plus axée sur les politiques publiques, mais avec une dimension internationale considérable. Celle-ci a le souci, que nous partageons, d’allier rigueur universitaire et application du savoir à des problèmes concrets.

– La «task force» qui s’est penchée sur la Genève internationale soulève plusieurs problèmes et défis, notamment l’importance de développer le «software»: pas seulement l’accueil ou les infrastructures, mais aussi les nouvelles pensées… Que peut faire l’IHEID?

– Notre apport, c’est d’abord l’accumulation de compétences opérée ces dernières années à travers le recrutement d’une trentaine de professeurs. C’est ensuite l’accroissement de créativité, l’effervescence que va produire la Maison de la paix en intensifiant les échanges entre professeurs, étudiants et visiteurs. Car nous allons accroître notre accueil de chercheurs du monde entier, notamment de jeunes chercheurs (post-docs). C’est enfin notre participation avec l’université à la réalisation du projet du château de Penthes. En combinant l’hébergement, avec un hôtel, et des espaces de réunion, le futur centre accueillera des négociations internationales, des arbitrages internationaux, ainsi que des séminaires organisés avec des «think tanks» du monde entier, sur des thématiques précises. Plutôt que de créer un «think tank» genevois, qui coûterait très cher et serait un peu hors sol car ces institutions ne s’épanouissent que dans les capitales de grandes puissances, nous pourrons offrir ces connaissances appliquées au bénéfice de la Genève internationale. Et les invités pourront aussi intervenir à l’IHEID.

– L’IHEID n’a que 12% d’étudiants suisses, il se dit même qu’il vaut mieux se trouver un papier étranger afin d’y entrer. Existe-t-il un régime défavorable aux Suisses?

– Une précision d’abord: les personnes au bénéfice d’un permis de résidence au moment de leur admission sont plus de 30%, ce qui est un meilleur indicateur que la nationalité dans un pays ayant comme la Suisse une large population étrangère. Pour répondre à votre question, je dirai que l’institut a pour mission d’être international et que la sélectivité découle de cette mission. L’admission est décidée par des commissions de professeurs qui comparent les dossiers et retiennent les meilleurs, indépendamment de la nationalité. Regardez l’alternative: si nous devions accepter tout porteur d’un bachelor suisse, nous aurions 80% d’étudiants suisses et nous ne serions plus une institution internationale. A ce titre, je revendique une forme d’élitisme. Cela dit, un candidat suisse sur deux est admis, alors que le taux moyen de sélection est de 30%. C’est la conséquence normale du bon niveau des universités suisses. Et puis, évitons l’hypocrisie, car une bonne partie des masters dans les universités suisses sont tout aussi sélectifs. Si ce pays veut survivre comme place universitaire attirant les cerveaux du monde entier, il ne faut pas que les Suisses jouent l’air de la préférence nationale.

– L’IHEID a un statut particulier, avec un appui fédéral direct. A Lausanne, l’Institut de hautes études en administration publique (IDHEAP), qui a le même statut, va intégrer l’université. Tiendrez-vous longtemps ainsi?

– Je suis très content que nous restions les seuls dans notre genre. Il y a quatre ans, nous étions plusieurs billes très différentes dans le même sac. Nous resterons seuls, avec la formation à distance, et nous en sortons renforcés. Grâce à nos liens avec la Genève internationale, nous constituons un cas unique qui ne peut pas servir de précédent. J’ajoute que le Conseil d’Etat genevois in corpore a pris position en faveur de la Genève internationale, ce qui est nouveau, et qu’à Berne se renforce la prise de conscience de l’importance de la place internationale genevoise. Je suis donc confiant pour l’avenir.