Enquête
Par confort, négligence ou pour favoriser une entreprise, la Confédération évite parfois les appels d’offres publics. La pratique est aussi illégale que répandue et passée sous silence

Nous republions ce vendredi notre enquête sur les marchés publics, un monde opaque et très peu contrôlé. Le Conseil fédéral veut restaurer l'opacité des marchés publics. Il propose de supprimer le droit d’accès aux documents officiels, actuellement accordé à la population et aux médias. Or ce droit a permis par le passé de révéler des manquements graves et coûteux pour le contribuable. Le Préposé à la protection des données Adrian Lobsiger est furieux.
Mille quarante-six millions. C’est le montant global des acquisitions de la Confédération qui n’ont pas fait l’objet d’appels d’offres publics en 2015. Cela représente 1 franc sur 5 dépensés par la Confédération, alors que les procédures d’attribution directe des marchés devraient rester exceptionnelles. Le volume financier de ces achats a presque triplé entre 2011 et 2015, passant de quelque 300 millions à un milliard de francs.
Depuis 1996, les contrats attribués par l’Etat fédéral doivent faire l’objet d’une mise au concours publique. Dans des cas exceptionnels, il est possible d’avoir recours à une procédure dite de gré à gré, qui permet aux pouvoirs publics de signer un contrat avec une entreprise sans passer par le concours. La Confédération est un acteur économique majeur du pays avec 5 milliards d’achats en 2015. Ces procédures légales sont censées garantir que l’argent public est dépensé pour la meilleure offre, au meilleur prix, et que toutes les entreprises ont un accès équitable au marché.
Un biais qui nuit aux entreprises
Mais en pratique, le monde des marchés publics helvétiques est opaque et très peu contrôlé. La loi n’y est pas toujours respectée, la concurrence parfois bafouée. L’opacité y rend possible le copinage, voire la corruption. Au sujet de ce milliard attribué de gré à gré, ni l’Etat, ni les entrepreneurs – dépendants de cet unique pouvoir adjudicateur – ne s’expriment ouvertement.
A la demande du Matin Dimanche, le Contrôle fédéral des finances vient de rendre public un rapport concernant 25 mandats de gré à gré inspectés ces dix dernières années. Dans la moitié des cas, les factures étaient trop élevées.
Ces pratiques, bien loin de l’image d’une Suisse où tout fonctionne bien, ne sont pas sans conséquence sur la libre concurrence et les entreprises suisses. Ainsi, deux entrepreneurs romands ont répondu à notre appel à témoignage, estimant que des biais dans les procédures d’adjudication provoquaient d’importants manques à gagner pour leur entreprise. L’un travaille dans l’informatique, l’autre dans la construction.
L’informatique et l’armée, les plus accros au gré à gré
Les marchés de gré à gré ne sont pas toujours adjugés conformément à la loi. Une phrase, tirée du rapport interne de l’Office fédéral des constructions et de la logistique intitulé «Controlling des achats, set de reporting pour l’année 2015», que nous nous sommes procurés, sonne comme un aveu: «La tendance à la hausse de la proportion des cas dans lesquels le recours à la procédure de gré à gré est justifié et dans lesquels les motifs invoqués ont fait l’objet d’une vérification juridique s’est confirmée en 2015.» A contrario, cela veut donc dire qu’il existe une certaine proportion de procédures injustifiées.
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Toujours selon le rapport précité, 386 millions de francs ont été attribués de gré à gré l’an dernier dans le domaine de l’informatique et des télécommunications pour l’armée. A cela s’ajoutent 143 millions de matériel militaire. Ce sont les dépenses les plus importantes sans appel d’offres public pour l’ensemble de l’administration. Angelo Barrile est conseiller national socialiste zurichois et auteur d’une motion déposée en septembre à ce sujet. «46% d’achat gré à gré déclaré comme étant du matériel de guerre qui n’est pas soumis à appel d’offres public, cela est trop élevé pour être réaliste», estime-t-il. «Pourquoi cette proportion est-elle aussi élevée en Suisse alors que ce n’est pas le cas dans d’autres pays européens? Cette pratique n’assure pas la protection du droit qui devrait exister pour les entreprises qui n’ont pas pu soumissionner. De plus, l’Etat paie probablement plus que nécessaire faute de concurrence entre entreprises.»
Les «services informatiques», les mandats «non classables» et l’«informatique et télécommunication» sont les autres domaines dans lesquels la Confédération dépense des centaines de millions de gré à gré. La majorité de ces mandats ne sont jamais rendus publics, contrairement aux exigences légales.
Impossible de trouver des chiffres du nombre de mandats attribués en esquivant la loi. Les divers rapports du Contrôle fédéral des Finances relèvent dans de nombreux offices que les procédures d’adjudication ne sont pas respectées et avec 1 franc sur 5 dépensés dans le cadre d’une procédure gré à gré, la Confédération dépasse clairement le cadre de l’exception.
Quand l’adjudicateur favorise une entreprise
Pourquoi avoir recours si souvent au gré à gré? Depuis quatre mois, la Confédération ne répond que de manière évasive à nos questions. De manière générale, le recours au gré à gré est justifié par l’existence d’exceptions légales. Il semble que, le plus souvent, le gré à gré soit utilisé par confort et pour éviter des procédures longues. Mais aussi, peut-être, par volonté de favoriser une entreprise que l’on connaît? Selon un entrepreneur travaillant dans le domaine informatique et souhaitant rester anonyme*, en Suisse «les mandats sont parfois attribués aux copains, mais de manière subtile. Les domaines les plus concernés sont les services et les mandats de consulting».
D’après cet entrepreneur, il existe plusieurs manières de contourner la loi à cette fin. «Le plus souvent, on découpe un projet en plusieurs miniprojets pour avoir des budgets inférieurs à la somme nécessitant la publication d’un appel d’offres. Tous les miniprojets sont bien évidemment destinés à un même prestataire jamais mis en concurrence et le projet n’est jamais publié. Dans un nombre de cas plus rares, on adjuge des mandats sous forme de gré à gré. On donne le boulot au copain sans le mettre en concurrence mais on a une explication officielle qui affirme, par exemple, qu’il faut compléter un logiciel existant.»
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Ou alors, on classe le marché dans le domaine de la construction, lequel bénéficie de seuils plus élevés avant d’être contraint de faire un appel d’offres public. C’est le cas dans l’une des affaires défendues par Richard Calame, avocat neuchâtelois spécialisé dans les constructions et les marchés publics. L’administration avait décidé qu’une commande en rapport avec le domaine de l’énergie pouvait être considérée comme une construction. «Le pouvoir adjudicateur fédéral a ainsi justifié l’attribution de ce marché par une procédure de gré à gré. J’ai plaidé qu’il s’agissait en réalité d’un marché de fournitures et que l’on aurait dû procéder par un appel d’offres public.» La procédure s’est soldée par un accord privé.
L’effet bernois
Signe possible que la proximité entre la Confédération et les entreprises peut peser sur les adjudications, l’Etat fédéral attribue un mandat sur quatre à une entreprise dont le siège est à Berne, sans pouvoir donner d’explication claire à cette situation.
Dans le rapport précité, l’Office fédéral des constructions et de la logistique écrit: «La proportion élevée des paiements destinés à des entreprises du canton de Berne est attribuable en partie à la proximité géographique de celles-ci avec l’infrastructure de l’administration fédérale, facteur qui incite de nombreuses entreprises établies dans d’autres cantons à créer des succursales à Berne.»
Le fait de pouvoir rencontrer les gens joue un rôle, même si cela n’est pas suffisant.
Lorsque Le Temps demande davantage d’explications sur ce point, la réponse varie mais n’est pas beaucoup plus fouillée. «La proximité géographique ne doit pas être prise en considération lors de l’adjudication d’un marché», explique Aline Clauss, porte-parole de l’Office fédéral des constructions et de la logistique en charge de centraliser les marchés publics et les achats de la Confédération. «La proportion élevée des marchés adjugés à des entreprises bernoises ou à des entreprises qui ont une succursale à Berne s’explique plutôt par le fait que celles-ci participent plus souvent à des appels d’offres et obtiennent ainsi le marché, à condition qu’elles aient bien évidemment répondu aux critères définis», dit-elle. Ce qui n’explique pas pourquoi les entreprises bernoises participent plus souvent aux soumissions.
André Lasserre, entrepreneur genevois actif dans le béton, raconte de l’intérieur comment on décroche un marché. «Le fait de pouvoir rencontrer les gens joue un rôle, même si cela n’est pas suffisant», estime-t-il. «Vous êtes mieux informés des marchés qui vont sortir, alors qu’une entreprise qui est loin géographiquement n’a recours qu’aux publications officielles. Lorsqu’un administrateur de société que vous connaissez vous informe avant la publication d’un appel d’offres public, c’est une information précieuse qui vous permet de ne pas manquer la publication et de gagner du temps». Et donc d’avoir un avantage sur les concurrents, ce qui est illégal.
Le silence plutôt que la justice
Si la situation ne change que très lentement, les causes en sont sans doute multiples. Malgré des adjudications auxquelles il y aurait souvent à redire, les procédures juridiques concernant les marchés publics sont plutôt rares. «Les procédures ne changent rien», estime Didier Gasser. «Il suffit d’inclure un achat dans un lot plus vaste attribué à un consortium pour que cette dépense ne relève plus des marchés publics mais du droit privé. Le consortium peut alors acheter les produits où il veut après l’adjudication. Cela m’est déjà arrivé.»
Les procédures prennent trop de temps, coûtent trop cher et risquent de miner votre chance d’obtenir le prochain mandat.
Pour Richard Calame, «les procédures prennent trop de temps, coûtent trop cher et risquent de miner votre chance d’obtenir le prochain mandat. Le rapport de force entre un adjudicateur unique, et de poids, et les entreprises n’est pas favorable à ce que ces dernières conduisent des actions en justice mettant en cause ce pouvoir adjudicateur.»
L’entrepreneur neuchâtelois Didier Gasser abonde: «Quand on parle, on est fini. Le directeur d’un office fédéral me l’a dit directement un jour: celui qui dépose un recours n’aura plus de marché.» Un troisième entrepreneur* affirme: «Un recours gagné n’est pas synonyme d’adjudication du mandat. Et quid des futures relations commerciales? Dans le génie civil, par exemple, il y a un cercle d’entreprises qui reçoivent à tour de rôle les mandats. Du coup, tout le monde est content, personne ne parle et les nouvelles sociétés n’ont aucune chance de s’implanter.»
L’absence de pression
Pour le conseiller national PDC Dominique de Buman, c’est plutôt l’absence de pression qui est en cause. «Le gros problème c’est: qui contrôle la Confédération? Je ne suis pas certain qu’il y ait une réelle volonté en ce sens.»
De fait, la plupart des politiciens qui sont intervenus au parlement sur ce sujet, et que Le Temps a contactés, n’ont pas souhaité répondre à nos questions parce qu’ils estiment mal connaître le sujet. «C’est un parlement de milice et la commission de gestion qui doivent veiller à la bonne gestion du pays, explique Dominique de Buman. Cette dernière fait très bien son boulot mais elle n’est pas la commission la plus médiatisée. Du coup, elle n’intéresse pas beaucoup les parlementaires. Elle éteint les incendies, mais elle ne remplit pas de rôle proactif avec une vision globale de ce que fait la Confédération. Elle est focalisée sur des éléments chauds d’actualité. De la même manière, les conseillers fédéraux ont très peu de temps et sont aussi surtout accaparés par des dossiers d’actualité.»
Une traçabilité insuffisante des contrats
Au sein de la Confédération elle-même, le système de contrôle des achats qui est en cours de mise en œuvre n’est toujours pas opérationnel. «Le système de gestion des contrats n’est utilisé dans toute l’administration que depuis 2015 et ne contient donc pas toutes les données», répond Claude Gerbex, préposé à l’information pour le Conseil fédéral, aux questions du Temps. «Il n’est donc pas possible d’établir systématiquement un lien entre les passations de marchés, les contrats et les paiements.» Autrement dit, il n’y a toujours aucune traçabilité des achats fédéraux.
Il n’est pas possible d’établir systématiquement un lien entre les passations de marchés, les contrats et les paiements.
Cette situation présente des risques de copinage et de corruption, comme le soulignent plusieurs interlocuteurs. Le Contrôle fédéral des finances fait des audits ciblés sur quelques offices chaque année et décèle des anomalies. Mais, interrogé par Le Temps sur le nombre de cas de corruption qu’il a dénoncé au Ministère public de la Confédération (MPC) ces dernières années, il nous a demandé de nous adresser directement au MPC. Ce dernier a répondu par écrit: «Je vous prie de prendre connaissance que le MPC ne peut pas répondre à vos questions avec des chiffres concrets.»
*Nom connu de la rédaction
L’exemple emblématique
Quand l’OFROU sous-estime un marché et évite la procédure publique
Il y a quelques années, l’office fédéral des routes (OFROU) – le plus grand acheteur de la Confédération avec 1,2 milliard de francs en 2015 – a décidé de faire une procédure sur invitation, s’adressant à 8 entreprises, pour refaire les joints de la Nationale 9 entre Vennes et Villeneuve. Il avait estimé le marché à quelque 3 millions de francs, soit un total en dessous des seuils qui le contraignent à un appel d’offres public. Après avoir reçu deux offres qu’il a jugées trop chères, l’OFROU a décidé d’arrêter la procédure et a adjugé le marché de gré à gré à une troisième entreprise pour plus de 8 millions de francs, un montant qui dépasse les seuils autorisés pour ce type de procédure.
Tancé par le Tribunal administratif fédéral
«La valeur estimée était réaliste», estime l’OFROU, cité dans un arrêt du Tribunal administratif fédéral (TAF), tout en admettant que, «rétrospectivement, il n’est pas impossible qu’il se soit montré un peu optimiste dans son évaluation initiale». Mais le tribunal lui donne tort: «Force est de constater que la valeur des travaux a été sous-estimée par le pouvoir adjudicateur […] Les devis comportaient d’importants manquements, lesquels ne pouvaient (lui) échapper.»
Ensuite, pour justifier la procédure de gré à gré, l’OFROU s’appuie sur les exceptions légales liées à la sécurité publique et à l’urgence. Encore une fois, le Tribunal lui a donné tort estimant que l’OFROU ne pouvait pas invoquer cette clause dans le cas précis parce que celle-ci ne peut être utilisée que lorsqu’il n’existe aucune autre solution moins restrictive. «Il était possible de lancer une procédure ouverte avec des délais réduits […] Le pouvoir adjudicateur n’était pas fondé à écarter le marché public», estime le TAF.
Arrêt du 20 juillet 2010, B-4657/2009
Trois cent quarante-huit secrets bien gardés
Des centaines de mandats ne sont jamais rendus publics
Le Temps a voulu vérifier si l’on pouvait retrouver les mandats attribués par la Confédération sur le site où ils doivent être publiés: Simap.ch. Pour cela, nous avons croisé la liste des 40 plus importants fournisseurs de la Confédération entre 2011 et 2015 – obtenue par Le Matin Dimanche au terme d’une longue bataille juridique – avec la liste des entreprises mentionnées sur Simap.ch. Il en résulte que nous n’avons pas pu trouver 364 mandats – sur un total de 640 – dont les montants étaient au-delà du seuil légal de 230 000 francs.
Trois mois de négociations
Nous nous sommes donc adressé à chaque département pour obtenir des éclaircissements. Après trois mois de négociations, la Confédération a accepté de donner des réponses concernant les achats d’un seul département qu’elle a choisi. Il s’agit du Département fédéral des finances.
Vingt et un mandats sur 57 étaient en fait des loyers ou des achats immobiliers non soumis à la loi sur les marchés publics. Vingt-deux mandats avaient été publiés mais n’ont pas pu être trouvés pour des raisons techniques ou parce que la publication n’avait été faite que dans la feuille d’avis officiel. Trois mandats attribués à Sunrise n’avaient jamais été soumis aux marchés publics.
«La révision de l’ordonnance sur les marchés publics datant de 2010 soumet dorénavant les télécoms aux procédures publiques. Nous attendons l’échéance des contrats pour les mettre au concours», explique le Département fédéral des finances. Deux mandats, liés au projet controversé Insieme, avaient été attribués sans soumission et de manière injustifiée à la société Accenture AG pour 4,4 millions de francs en 2011. Pour 4 mandats, nous n’avons pas obtenu de réponse claire de la Confédération, malgré des questions écrites.
Trois cent quarante-huit mandats de gré à gré jamais rendus publics
D’après la Confédération, il aura fallu deux jours pour réunir ces informations au sujet de 57 mandats. Autrement dit, jusqu’à aujourd’hui la traçabilité des procédures est difficile au sein de la Confédération. Elle est impossible pour le public puisque de nombreux mandats attribués de gré à gré pour des montants au-delà des seuils légaux ne sont jamais publiés sur Simap alors que la majorité d’entre eux devrait l’être. Cela est avéré par les statistiques de la Confédération selon lesquelles, en 2015, sur 540 mandats de gré à gré, 348 n’ont jamais été rendus publics.
La liste des mandats dont nous n’avons pas trouvé trace dans Simap.ch est publiée ici.
La loi en bref
La Loi sur les marchés publics (LMP) régit les marchés soumis à la concurrence internationale. Elle définit des seuils au-delà desquels les marchés doivent faire l’objet d’un appel d’offres public: 230 000 francs pour les fournitures et les services, de 700 000 francs dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et 8,7 millions pour les constructions. Tout ce qui relève du matériel de guerre ou des constructions militaires n’est pas soumis à la loi.
Les marchés en dessous de ces seuils entrent dans le champ de l’Ordonnance sur les marchés publics (OMP) où les seuils sont de 150 000 francs dans la construction et les services et de 50 000 francs pour les fournitures. L’article 13 définit des exceptions à cette règle et permet des procédures de gré à gré en cas par exemple de monopole, d’urgence, de poursuite d’un contrat existant et cela pour autant qu’il n’y ait aucune autre solution. Ces mandats doivent être publiés sur simap.ch.