«Il y a trop de préjugés contre la Suisse en Europe ainsi qu’une incompréhension mutuelle entre les deux.» C’est ce que déclare Martin Schulz, président du Parlement européen, dans une interview accordée au «Temps» et au «Tages-Anzeiger», avant une visite à Berne, Lausanne et Genève prévue pour les 21 et 22 mars. Membre du Parti social-démocrate allemand (SPD) et député européen depuis 1994, il dénonce ce qu’il appelle la politique du «cherry-picking» de la Suisse, c’est-à-dire prendre seulement ce qui l’arrange.

Quelle est votre lecture du vote suisse de dimanche sur l’initiative Minder?

Dans un pays comme la Suisse où la politique défend normalement l’industrie financière, ce qui est compréhensible, le message donné par les Suisses est impressionnant. Les rémunérations sans limites ont été désignées comme l’une des causes de la crise. Cela a été clairement sanctionné.

La Suisse est-elle un modèle pour l’Europe en la matière?

Un modèle? Non. Un peu avant-gardiste? Oui. Ce débat a commencé depuis bien longtemps en Europe. A présent, l’encadrement de bonus des banquiers fait l’objet des tractations. Mais le vote suisse montre surtout qu’on doit se méfier des préjugés. Je suis confronté moi-même en Allemagne, mon propre pays, mais aussi un peu partout en Europe, à beaucoup de préjugés contre votre pays. Je ne partage pas toutes les opinions du gouvernement suisse. Mais je reconnais que le pays n’est pas hétérogène. Il y a différentes tendances politiques et différentes traditions régionales. Les votations montrent souvent des clivages entre la Suisse alémanique et la Romandie. Mais cette fois-ci, le résultat a été très surprenant.

Préjugés contre la Suisse! Voilà ce qui fait penser à Peer Steinbrück, votre camarade de parti, qui pensait nous envoyer la cavalerie…

Peer Steinbrück est un ami. Il est très impulsif et agressif, mais je le suis aussi. Disons que la cavalerie était un concept du XIXe siècle et nous sommes au XXIe.

Les discussions sur les relations bilatérales Suisse-Europe sont dans l’impasse. Avez-vous des exigences par rapport aux futures relations, sachant que tout accord devra être ratifié par le Parlement européen?

L’un des grands problèmes entre la Suisse et l’UE est que nous avons une mauvaise compréhension mutuelle. Personnellement, je me donne beaucoup de peine pour vous comprendre. La Suisse ne veut pas ou ne peut pas devenir membre de l’UE. Soit. De notre côté, nous savons que la Suisse est au centre de l’Europe et qu’elle veut participer aux politiques européennes importantes. Nous acceptons qu’elle veuille être associée. L’UE a un intérêt à se lier à la Suisse le plus largement possible, mais toutefois sans créer le risque que celle-ci devienne un modèle de «cherry-picking» pour d’autres membres de l’UE. Nous devons veiller à ce que la stratégie suisse ne conduise pas à une sorte de destruction à l’intérieur de l’UE. C’est précisément notre dilemme. J’observe qu’il y a trop de rhétorique agressive. La Suisse veut être membre de l’UE sans être membre, et l’UE veut se lier à la Suisse, mais sans mettre en péril sa propre intégration.

Quel type de relation serait le plus indiqué?

Je préfère un accord global à la place de 120 accords bilatéraux entre l’UE et la Suisse. Il faut un maximum de sujets dans un seul accord qui prend aussi en compte des spécificités suisses. Sinon, ça encouragerait la Suisse à prendre uniquement les parties qui l’intéressent. Cela n’est pas dans l’intérêt de l’UE. Une solution serait de le faire dans le cadre de l’AELE qui inclut la Norvège avec qui nous avons aussi des problèmes. Je voudrais un accord global avec une AELE revitalisée. Je ne veux pas de «cherry-picking».

Faites-vous allusion à la Grande-Bretagne dont le premier ministre David Cameron fait souvent référence à la Suisse? Craignez-vous que la Suisse, la Norvège et la Grande-Bretagne se retrouvent dans une nouvelle alliance?

Certainement. Si la Suisse avait un accord global, elle serait plus attachée à l’UE. Il faut faire attention à ceux qui encouragent la Suisse à participer à l’UE uniquement par opportunisme unilatéral et qui croient que le Royaume-Uni a choisi la même stratégie. Cette attitude complique les négociations. Au sein de l’UE, elle renforce ceux qui craignent une destruction du cadre légal de l’intégration européenne par la filière suisse. Il se peut que ces derniers exagèrent et que la Suisse ne soit pas assez grande pour faire éclater l’UE. Mais il faut se méfier de la stratégie idéologique qui motive cette approche.

Dans quelques semaines, Berne va décider de la suite de la clause de sauvegarde sur la libre circulation des ressortissants de l’UE qui s’applique à présent à huit pays. Qu’allez-vous dire aux Suisses à ce sujet?

Le débat n’est désormais plus une spécificité suisse. Il a lieu en Allemagne comme ailleurs en Europe. J’ai bien suivi le débat chez vous. Les membres de mon parti disent que l’immigration des travailleurs concerne avant tout les besoins en main-d’œuvre de l’industrie. Mais il faut aussi prendre le sentiment des citoyens au sérieux. Lorsque les citoyens ont peur, il faut leur apporter une réponse. Mais lorsqu’on dit qu’il y a une immigration sans règle qui casse le système, je trouve cela très exagéré. Nous avons partout un problème avec des Roms, mais son ampleur par rapport à la réalité quotidienne en Europe est mineure.

Chez nous, le problème concerne davantage des travailleurs allemands…

Oui, oui. J’y viens. La rhétorique sur les réfugiés et les travailleurs étrangers est la même. Mon conseil est qu’avant d’utiliser la clause de sauvegarde, il faut être attentif au fait que certains pays, comme les pays Baltes ou la Pologne, ont un personnel très qualifié et il ne serait pas très intelligent de s’en priver. Il faut faire face à l’immigration illégale et faire de la place à l’immigration économique nécessaire.

La fiscalité, autre sujet de crispation. Le commissaire Semeta a parlé d’une liste noire qui pourrait comprendre la Suisse…

Des personnes au sein de l’UE se demandent pourquoi la Suisse a fait des concessions aux Etats-Unis qu’elle refuse à l’UE tout en voulant la reconduction des 120 accords bilatéraux avec cette dernière. De nouveau, ça donne une impression que la Suisse pratique une politique égoïste qui est de prendre un maximum et donner un minimum. Je sais que cela n’est pas vrai pour avoir discuté avec la conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf. Mais je dois aussi souligner qu’il n’y a pas d’accord entre les Vingt-Sept. Je ne suis par ailleurs pas favorable à ce que la Suisse veuille négocier des accords individuels avec des pays de l’UE. Je peux en même temps comprendre que la Suisse n’accepte pas de céder sur l’industrie financière qui est l’un de ses piliers économiques. Mais la Suisse doit aussi accepter que l’UE se trouve dans une profonde crise et que nous vivons une période où le bénéfice est privatisé, tandis que la perte repose sur les épaules de l’Etat. Les revendications se justifient lorsqu’on voit que des entreprises transfèrent leurs bénéfices en Suisse pour échapper au fisc.