«En médicalisant les addictions, on ne banalise pas l’usage de drogues, au contraire»
Drogue
La nouvelle stratégie vaudoise de lutte contre la consommation de drogues veut étendre la prescription d’héroïne médicale. Un traitement controversé jusqu’ici dispensé uniquement au CHUV. Interview de Jean-Bernard Daeppen, chef du Service de médecine des addictions

Avec son nouveau plan antidrogue dévoilé la semaine dernière, qui prévoit notamment l’extension de la prescription d’héroïne médicale, le Conseil d’Etat vaudois fait un pas de plus en matière de réduction des risques, l’un des quatre piliers de la politique nationale en matière de stupéfiants. Ce changement de paradigme radical a permis de diviser par trois la mortalité liée à la drogue entre 1995 et 2015, mais ses pourfendeurs lui reprochent d’éloigner les toxicomanes de l’abstinence.
Depuis trois ans, le CHUV fournit – en ultime recours et selon des modalités strictes – de l’héroïne chimiquement pure aux personnes souffrant de troubles addictifs qui ne répondent pas aux autres traitements de substitution. L’extension de ce programme, qui ne concerne pour l’instant que cinquante personnes, est une des ambitions de la nouvelle stratégie cantonale, au côté notamment de la mise en place de drug checkings (analyse de composition des drogues) en marge d’événements propices à la consommation, comme des festivals ou des raves.
Jean-Bernard Daeppen, chef du Service des addictions au CHUV, dresse un premier bilan du programme DAM (pour diacétylmorphine, le nom chimique de l’héroïne), dont il est responsable, et éclaire les enjeux de la politique de réduction des risques.
Le Temps: De l’héroïne pure, gratuite, chaque jour, c’est un peu le rêve des personnes en situation de dépendance. Lutter contre la consommation de drogues en en prescrivant, n’est-ce pas paradoxal?
Jean-Bernard Daeppen: Posé ainsi, cela peut effectivement paraître paradoxal. Mais il faut bien comprendre que l’addiction est un processus neurologique qui dérègle notre système de récompense. Si nous disposions de médicaments qui permettent de rétablir le fonctionnement de ce système, nous ne prescririons pas ces substances. Mais de tels médicaments n’existent pas. Désormais, avec la réduction des risques, notre priorité est que les gens aillent mieux. Et l’héroïne médicale permet aux personnes en situation de dépendance lourde d’aller mieux.
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Comment est née l’idée de prescrire de l’héroïne médicale?
Au début des années 1990, face à l’émergence de la scène de la drogue à Zurich, il est apparu évident que les personnes dépendantes de l’héroïne mouraient du HIV et devaient être prises en charge. Sous l’impulsion de la conseillère fédérale Ruth Dreifuss, la Suisse a fait de la réduction des risques une priorité, ce qui l’a positionnée en avant-garde au niveau mondial. En Suisse allemande et à Genève, la prescription médicalisée d’héroïne, avec des critères assez stricts, a été mise en place pour les personnes qui ne supportent pas les traitements à base de méthadone. Le canton de Vaud a suivi ce mouvement qui évolue lentement, aussi à l’étranger.
Quel bilan dressez-vous, trois ans après l’entrée en vigueur du programme DAM au CHUV?
L’observation globale montre que les personnes bénéficiaires se stabilisent socialement, se réinsèrent, peuvent reprendre une activité professionnelle et de loisir. Leur situation reste souvent précaire mais le premier bilan que l’on peut tirer est excellent. L’évolution de certains de nos patients est fantastique, pour d’autres, elle l’est moins.
Certains vétérans de l’ancien système, basé sur la répression et l’abstinence, notamment avec des centres résidentiels stricts, soutiennent pourtant qu’avec le paradigme de la réduction des risques, on ôte aux toxicomanes l’espoir d’une vie sans substance. Que leur répondez-vous?
S’ils font partie des personnes qui, parce qu’elles ont participé à ce genre de programme, ont pu se sevrer et aller bien, je comprends leur point de vue. Mais notre service travaille dans une perspective de santé publique, qui vise le bien du plus grand nombre. Or le groupe qui réagit positivement à la contrainte est très, très minoritaire. Les études scientifiques à ce propos sont très claires: avec la réduction des risques, on améliore l’état de santé de manière beaucoup plus efficace qu’à l’époque.
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J’ajouterai que ce genre de programmes vise la réduction des risques mais aussi l’abstinence, certaines personnes le deviennent après en avoir bénéficié. C’est un processus au long cours, possible pour certaines personnes, mais pas pour toutes. Les études scientifiques qui permettent de décrire les trajectoires au long cours et la proportion de personnes qui finalement sont complètements sevrées manquent.
Le document de présentation du programme DAM parle de «syndrome de dépendance». La toxicomanie est-elle une maladie?
Tout d’abord, les termes «toxicomanie» et «toxicomane» sont aujourd’hui malvenus. Ils confondent la personne avec sa maladie. Ensuite, l’addiction est un processus chimique, qui a trait aux neurosciences et touche des personnes avec des prédispositions. Ne devient pas dépendant d’une drogue qui veut: il y a une génétique pour cela, des traits de personnalité et un environnement social qui favorisent l’émergence d’une addiction. On peut donc dire que l’addiction est pathologique car elle se développe en dehors de la volonté de la personne. Ainsi, dans le programme DAM, on prescrit un traitement à des personnes qui souffrent d’une addiction.
Dans le grand public, c’est normal de penser que l’abstinence est une question de volonté. Mais les personnes ne souffrant pas d’addiction en sont protégées biologiquement, génétiquement, dans leur environnement. Elles ont eu de la chance et ne le savent pas toujours.
Prescription d’héroïne médicale, locaux de consommation, désormais drug checking… Est-ce qu’en balisant la consommation de drogues, on ne la banalise pas?
En médicalisant les addictions, on ne banalise pas l’usage de drogues, au contraire. Je crois qu’il ne faut surtout pas banaliser la consommation des drogues, mais il est encore plus dangereux d’y faire face en punissant leur usage. Il faut informer de leurs dangers et continuer à prévenir leur consommation.