Les Trois Suisses, Guillaume Tell, Winkelried, le cortège patriotique fédéral défile au masculin. Pour trouver quelques héroïnes, en cette semaine du 1er Août, il faut aller dans les cantons. Qui sont-elles, qu’ont-elles fait au juste et comment leur gloire arrive-t-elle jusqu’à nous? Réponses avec Gilberte de Courgenay, la Mère Royaume, la reine Berthe et sainte Marguerite Bays. 

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On dit «la Mère Royaume», et ce n’est pas pour rien. Certes, elle a mis au monde 14 enfants, mais c’est un peu notre maman à tous, qui nous arrive, nourricière, précédée du fumet de sa soupe de légumes. Les becs à bonbons préféreront la version chocolat de sa marmite, l’ustensile avec lequel elle estourbit un Savoyard.

Catherine Royaume, ou Réaulme, née Cheynel ou Cheynet, vécut à une époque où l’état civil était balbutiant et la chronique approximative. Voici ce que l’on peut dire. Dans la nuit du 11 au 12 décembre 1602, date de son haut fait, elle approche de la soixantaine et il ne lui reste que peu d’années à vivre. Elle est Lyonnaise d’origine. Elle et son mari Pierre, potier d’étain, ont trouvé refuge dans la Cité de Calvin trente ans plus tôt, fuyant comme beaucoup d’autres les persécutions religieuses. Les Royaume ont pignon sur rue. L’homme a obtenu le poste de graveur de la monnaie de la République. La famille occupe un logement de fonction et c’est de sa fenêtre que dame Royaume participera à sa manière à la défense de sa patrie d’adoption.

Attaquer par surprise

Désireux de s’emparer d’une ville qui a résisté à son blocus, le duc Charles-Emmanuel de Savoie attaque sans avertir ses alliés, le pape et Philippe II d’Espagne. Il évite aussi une déclaration de guerre, pour ne pas alerter Henri IV de France, ami de Genève. 2200 soldats, mercenaires pour la plupart, doivent s’emparer de la cité nuitamment et par surprise. L’équipée tourne mal. Alertée, Genève parvient à abaisser la herse de la porte de Neuve, un tir de canon fait tomber les échelles dressées contre les murailles. On se bat durant trois heures. A l’aube, on dénombre 77 morts, dont 60 chez les attaquants.

Treize Savoyards faits prisonniers seront pendus dans la journée et leurs têtes exposées sur le rempart. «Vous avez fait une belle cacade», dira le duc de Savoie au seigneur d’Albigny, responsable de l’opération, tandis que Genève et ses alliés célèbrent la «merveilleuse délivrance de la Rome protestante». L’Escalade mérite sa place dans l’histoire: le traité de Saint-Julien scellera l’année suivante la reconnaissance de Genève comme Etat souverain par la diplomatie européenne.

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Aucun récit contemporain des événements ne mentionne le geste de la Mère Royaume. Cé qu’è lainô, le chant patriotique écrit en franco-provençal au début du XVIIe siècle, assure à ceux qui vont jusqu’à la 29e strophe qu’«un Savoyard fut tué près de la Monnaie d’un grand coup de marmite qu’une femme lui asséna.» En 1667, une gravure de François Diodati donne la première représentation graphique de l’épisode, sous le titre Une femme avec un pot de fer tue un Savoyard. Mais cette femme reste anonyme. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que l’héroïne de la Monnaie soit désignée sous le nom de Catherine Royaume. La mention d’un «pot de l’Escalade» dans le testament d’un petit-fils de Pierre Royaume peut avoir joué un rôle dans cette identification.

Une idée de génie

Le triomphe de la Mère Royaume et son inscription au panthéon des gloires genevoises ne se produiront toutefois que dans la seconde moitié du XIXe siècle. A cette époque, pour cimenter l’unité nationale, la Confédération développe une panoplie de symboles et de figures patriotiques. Dans un mouvement parallèle, les cantons font de même. Genève édifie en 1857 la fontaine de l’Escalade, qui coule toujours au pied de la Vieille-Ville. La porte de la Monnaie et la demeure des Royaume, juste en face, avaient déjà disparu depuis longtemps. A leur emplacement se dresse aujourd’hui un immeuble sans caractère abritant la Pharmacie Principale.

Dans les années 1880, les confiseurs ont une idée de génie dont le succès ne s’est jamais démenti: la marmite en chocolat, avec ses légumes de massepain. A table, il revient au plus jeune et au plus âgé de la briser d’un coup de poing en s’exclamant: «Ainsi périssent les ennemis de la République!»

Un pot d’étain, qui devient soupe aux légumes et finalement dessert en chocolat… Les avatars de l’illustre récipient pimentent l’acte héroïque d’un brin de dérision. Pour Corinne Walker, qui a étudié l’évolution du personnage à travers les siècles*, la part d’humour associée à cette figure féminine a contribué à sa pérennité. Femme, donc protectrice, artisane donc identifiable à la société dans son ensemble, elle se bat avec détermination et les moyens du bord, ceux de la vie quotidienne. La Mère Royaume, c’est la résistance à portée de chacun.

Le rôle des réfugiés

Les Genevois fêtent l’Escalade depuis longtemps. Des mascarades sont attestées dès 1670. Cela finit par tourner au carnaval, à la grande fâcherie des pasteurs. En 1926, la Compagnie de 1602 voit le jour, avec une mission précise: organiser des festivités annuelles, tout en les recadrant dans un esprit patriotique. Claude Bonard, ancien secrétaire général de la chancellerie d’Etat, en est membre depuis l’âge de 13 ans. Les lueurs et l’odeur des torches du cortège historique attiraient cet adolescent passionné d’histoire. «Genève, qui devait compter 13 000 habitants en 1602, a accueilli 5000 immigrés à cause des guerres de religion, nous rappelle-t-il. La plupart des victimes genevoises de l’Escalade avaient des origines étrangères. C’est aussi cela le message de la Mère Royaume: Genève ne serait pas Genève sans l’apport des réfugiés.»

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Depuis 1993, c’est Chantal Fillettaz qui incarne notre dame lors des réjouissances annuelles. Une affaire de famille, puisque son père a été trésorier de la Compagnie de 1602 pendant un quart de siècle et que son mari commande les arquebusiers, dont sont également membres fils et petit-fils. A chaque mois de décembre, en tenue d’artisane à coiffe et tablier blanc, elle distribue ses 25 kilos de bonbons, du Bourg-de-Four à Saint-Gervais, et fait la tournée des EMS. «Aujourd’hui, c’est vrai, quand on parle de l’Escalade, certains pensent d’abord à la course à pied à travers Genève. Mais il y a toujours un monde énorme pour voir passer le cortège, avec ses 800 personnages costumés, et je suis certaine que cette tradition va durer.» Au palmarès des héroïnes, la Mère Royaume est une valeur sûre.


* Corinne Walker, «La Mère Royaume. Figures d’une héroïne», Georg, 2002.

Site de la Compagnie de 1602: www.1602.ch


La Mère Royaume en dix dates

1535 Genève adopte la Réforme.

1564 Mariage à Lyon de Pierre Royaume, potier d’étain, et Catherine Cheynel, veuve d’un maître d’armes.

1572 Le couple Royaume s’installe à Genève.

1588 Pierre Royaume est nommé graveur de la monnaie de la République.

1598 Les Royaume deviennent bourgeois de Genève.

1602 Nuit de l’Escalade, du 11 au 12 décembre.

1603 Le traité de Saint-Julien assure la reconnaissance de Genève comme Etat souverain.

1676 Un petit-fils des Royaume mentionne un «pot de l’Escalade» dans son testament.

1857 Edification de la fontaine de l’Escalade, au bas de la rue de la Cité.

1926 Création de la Compagnie de 1602, dont la mission est d’organiser la commémoration annuelle de l’Escalade en la recadrant dans son esprit patriotique.