Mères porteuses, l’irritant casse-tête

Procréation La gestation pour autrui est interditeen Suisse, mais de nombreux couples y ont recoursà l’étranger

Malaise des autorités qui décèlent les cas, au retour. Car, dans les faits, l’enfant n’est quasiment jamais retiré à ses parents d’intention, qui ont contourné la loi. Pour son propre bien

> Dans un récent rapport, le Conseil fédéral qualifiela situation actuelle d’«insatisfaisante»

Marina, 57 ans, a un mari beaucoup plus jeune qu’elle, qui veut avoir un enfant sans passer par l’adoption. En Suisse, la gestation pour autrui est interdite. Mais le recours à une mère porteuse est parfaitement légal dans certains Etats des Etats-Unis, en Inde, en Géorgie ou encore en Ukraine. Sur Internet, les agences de «ventres à louer» foisonnent. Quelques clics de souris, deux-trois téléphones, et Marina décide de partir en Ukraine avec son mari. Quelques mois plus tard, elle aura «son» bébé, né en principe grâce aux ovules et à l’utérus de deux femmes différentes. Mais avec le sperme de son mari.

Ce cas n’est pas isolé. Le phénomène a pris de l’ampleur ces dernières années, alors que le nombre de parents souhaitant adopter suit la tendance inverse. C’est au retour en Suisse, lors de l’inscription au registre de l’état civil, que les difficultés surgissent. Confrontées à ces couples qui ont sciemment contourné la loi, les autorités compétentes sont souvent démunies, mal à l’aise lorsqu’il s’agit de clarifier la question des droits parentaux. Car ces situations soulèvent d’importantes questions sociales, juridiques et éthiques. Elles révèlent parfois des histoires sordides de trafics d’enfants et d’exploitation de femmes qui louent leur ventre par détresse financière.

Le Conseil fédéral a pour la première fois publié un rapport sur le phénomène de la maternité de substitution fin novembre, en réponse à un postulat de Jacqueline Fehr (PS/ZH). Il dit n’avoir connaissance que «d’environ dix cas», mais suppose l’existence d’un nombre élevé de situations non déclarées. Le rapport précise que «les intérêts des enfants peuvent être protégés sur la base de la législation actuelle». Malgré certaines situations ubuesques, l’enfant n’est au final quasiment jamais retiré à ses «parents d’intention». Pour son propre bien. Le Conseil fédéral juge la situation actuelle «insatisfaisante». Pire, il la qualifie d’«irritante», un mot plutôt inhabituel pour un rapport qui émane de l’administration fédérale.

C’est une sorte d’aveu d’impuissance. Sa conclusion: pour éviter un tourisme malsain de la gestation pour autrui et prévenir des agissements criminels, il faut une solution au niveau multilatéral, concertée. La Suisse s’engage en ce sens dans le cadre de la Conférence de La Haye de droit international privé.

En attendant, les ambassades, les autorités cantonales de surveillance de l’état civil chargées de la reconnaissance du lien de filiation établi à l’étranger et les services de protection des mineurs sont presque condamnés à bricoler. L’interdiction de la maternité de substitution est inscrite dans la Constitution. C’est la loi sur la procréation médicalement assistée qui précise les détails. Elle stipule que «quiconque applique une méthode de procréation médicalement assistée à une mère porteuse ou sert d’intermédiaire à une maternité de substitution est punissable». Mais ni la mère porteuse ni les parents d’intention ne sont passibles d’une sanction pénale.

A l’étranger, les «parents d’intention», donc les commanditaires, figurent généralement, grâce à un contrat, sur l’acte de naissance et sont considérés comme les parents juridiques. Si l’enfant obtient la citoyenneté du pays dans lequel il est né et qu’il n’a pas besoin de visa, le couple peut rentrer en Suisse sans passer par une ambassade. Si ce n’est pas le cas, il doit obtenir des papiers pour l’enfant via l’ambassade de Suisse. Beaucoup de couples qui ont eu recours à des mères porteuses passent entre les gouttes. Seuls les cas où la femme n’est visiblement plus en âge de procréer et les couples de même sexe éveillent logiquement les soupçons. La date du visa peut aussi être un indice: une femme censée être enceinte voyage rarement peu de temps avant d’accoucher.

Une fois la situation suspecte repérée, les autorités compétentes interviennent. En Suisse, seule la femme qui accouche est considérée comme la mère de l’enfant; les contrats de maternité de substitution sont considérés comme nuls. Il faut donc s’assurer que la mère porteuse renonce bien à ses droits après l’accouchement. Plus compliqué: si elle est mariée, son époux est d’office considéré comme le père. Si le père d’intention est aussi le père génétique – c’est presque toujours le cas –, il ne peut reconnaître l’enfant seulement après que la paternité à l’égard d’un éventuel mari de la mère porteuse a été annulée. Sa femme, elle, doit adopter l’enfant. Pour les couples homosexuels, l’enfant ne peut avoir qu’un seul parent juridique, l’adoption n’étant pas reconnue.

Des semaines, voire des mois peuvent parfois s’écouler jusqu’à ce que les droits parentaux soient établis correctement. Si l’ambassade a flairé l’entourloupe, les parents de substitution sont bloqués à l’étranger en attendant des clarifications. Et l’enfant peut rester apatride.

«Ces couples font généralement tout pour camoufler le recours à une mère porteuse», témoigne Christian Nanchen, chef du Service cantonal valaisan de la jeunesse. «Les autorités sont mises devant le fait accompli: nous ne sommes confrontés à ces cas que lorsque l’enfant est déjà né. Notre priorité est alors d’agir pour son bien. Ce n’est pas évident car nous devons aussi tenir compte de son droit à connaître ses origines». Il raconte l’histoire d’un couple avec une femme âgée, qui a d’abord cherché à s’inscrire auprès de l’état civil vaudois, avant de venir en Valais. «Nous avions des soupçons, sans jamais avoir eu la preuve que le couple avait recouru à une mère porteuse. Ils ont fini par quitter la Suisse pour l’Asie, avant que la décision ne tombe.»

A Fribourg, c’est un couple accusé de mauvais traitements sur des triplés qui s’est retrouvé au cœur d’une affaire. Il s’est avéré que les enfants étaient nés d’une mère porteuse américaine. «Il y a eu des soupçons de traite. Les parents auraient déboursé près de 1 million de dollars pour les triplés selon des indications du FBI», souligne un proche du dossier. Le Ministère public fribourgeois, qui évoque, lui, «quelques dizaines de milliers de francs», a classé l’affaire en mars 2013, faute de preuves, et considérant qu’il n’y avait eu aucun mauvais traitement sur les enfants. Il avait écarté d’emblée les soupçons de traite, précise le greffier-chef, Raphaël Brenta.

En Inde, en Ukraine, en Géorgie et aux Etats-Unis, le marché des mères porteuses est florissant. On estime à 20 000 le nombre d’enfants nés chaque année de cette manière. Plusieurs agences et cliniques spécialisées contactées par Le Temps confirment avoir des clients suisses. C’est le cas d’ Extraordinary Conceptions , en Californie. «Nous avons eu jusqu’ici deux couples suisses; j’en ai récemment rencontré cinq à Genève, mais qui avaient peur d’entamer le processus», précise le directeur, Mario Caballero. Sa femme Stephanie, avocate et fondatrice de l’agence, détaille sur le site son long combat contre l’infertilité avant de recourir à une mère porteuse: dix inséminations artificielles, trois opérations chirurgicales, trois fausses couches et treize tentatives de fécondation in vitro…

Le caractère commercial est évident, à en juger par certaines «offres spéciales». Dans une enquête publiée en octobre 2012, le magazine Annabelle citait les organismes ukrainiens Biotex et La Vita Felice , qui auraient pris en charge jusqu’à 50, respectivement «plusieurs douzaines» de parents d’intention de nationalité suisse. «Aux Etats-Unis, il faut compter environ 120 000 dollars alors qu’en Géorgie une solution globale est offerte à partir de 5300 dollars», précise le rapport du Conseil fédéral. L’Inde et l’Ukraine proposent des tarifs intermédiaires.

«Cette commercialisation de la procréation humaine a créé un tourisme procréatif des citoyens suisses à l’étranger, alors que l’un des objectifs fondamentaux de la législation suisse dans le domaine de la médecine reproductive était justement de l’éviter», déplorent les auteurs du rapport. Il admet que sanctionner les parents d’intention n’est pas une bonne solution, car cela peut compromettre le bien-être de l’enfant. En même temps, se montrer arrangeant en régularisant des situations boiteuses peut avoir l’effet pervers d’encourager le tourisme des mères porteuses.

D’autres pays sont moins tolérants que la Suisse, précisément par crainte d’encourager cette pratique illégale. C’est le cas de la France et de l’Italie. La Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg est actuellement saisie de trois requêtes portant sur des refus de transcription ou de reconnaissance de certificats de naissance d’un enfant né d’une mère porteuse.

«Aux Etats-Unis, il faut compter environ 120 000 dollars, alors qu’en Géorgie, c’est possible dès 5300»