«Mon métier, c’est la science politique, je veux comprendre.» A l’heure du triomphe de la communication politique en 140 signes, le jour même du dernier numéro de L’Hebdo, comment ne pas être frappé par l’actualité de la profession de foi de Hannah Arendt? C’était mercredi soir, sur Arte, une soirée thématique sur la politologue et philosophe germano-américaine, auteure d’«Eichmann à Jérusalem».

Fouiller, décortiquer

 Alors que monte de partout l’indignation face à Donald Trump, alors que le monde intellectuel l’excommunie sans appel, notre travail de journaliste ou de politologue, aurait dit l’auteure des «Origines du totalitarisme», n’est pas d’ajouter aux protestations. Il est de fouiller, de décortiquer les raisons du succès des gouvernements autoritaires qui s’installent des Philippines aux Etats-Unis en passant par l’Europe de l’Est et la Turquie. Les faits seuls comptent. «Ce qui importe au lecteur, ce n’est ni votre signature, ni vos états d’âme, mais l’histoire que vous lui racontez et les faits vérifiés que vous lui livrez», prêchait l’éditeur d’un quotidien régional, disparu, à ses jeunes stagiaires. Auxquels il interdisait d’utiliser le pronom «je», haïssable à ses yeux.

Un néo-totalitarisme

Pour en revenir aux régimes autoritaires, l’écrivain ukrainien Iouri Androukhovitch rappelait sur Arte que «si Hannah Arendt a remarquablement défini la nature des régimes apparemment puissants, nous vivons un néo-totalitarisme dont elle, qui n’a pas connu Internet et les réseaux sociaux, n’a pas fait l’expérience». Il n’empêche que, dans «Le Système totalitaire», troisième partie des «Origines du totalitarisme», la philosophe décrit assez bien le phénomène auquel nous sommes confrontés en ce XXIe siècle. «La société a toujours tendance à accepter d’abord quelqu’un pour ce qu’il prétend être, si bien qu’un fou qui pose au génie a toujours quelque chance d’être cru. Le manque de discernement de la société moderne renforce cette tendance.»

Le déchirement de faire des choix

Ce qui fascine les foules, et nous en faisons l’expérience depuis une vingtaine d’années en Suisse, ce sont les discours autoritaires, les idéologies qui ne laissent la place à aucun doute. Parce que la force de conviction du tribun libère l’individu du déchirement de faire des choix dans la diversité des opinions. Puisque les systèmes politiques démocratiques, suisse par exemple, reposent à la fois sur la participation active d’une couche relativement modeste de la population mais aussi sur l’acceptation silencieuse et passive d’une partie plus grande encore, ce sont ces couches jusqu’ici politiquement neutres, hésitantes, que les mouvements populistes viseront à travers leurs campagnes, dit Arendt en évoquant le populisme d’avant-guerre. Et pour cela il faudra les convaincre que les institutions démocratiquement élues ne représentent pas le peuple réel, mais une élite éloignée du peuple. Rien n’a changé.

Fixer les citoyens dans l'enfance

Dans l’avant-dernier chapitre de sa «Démocratie en Amérique» – «Quelle espèce de despotisme est à craindre» –, Tocqueville mettait déjà le doigt sur «les facilités singulières à l’établissement du despotisme» qu’un Etat démocratique pourrait offrir. Même si, convenait-il, face «à la mollesse des mœurs, à la douceur de la morale» à cette époque déjà, «les anciens mots de despotisme et tyrannie ne conviennent point». Il voyait donc surtout le risque «d’un pouvoir immense […] qui cherche à fixer les citoyens dans l’enfance. Pourvu que les citoyens ne cherchent qu’à jouir […]. Il veut leur bonheur, pourvu qu’il en soit l’unique agent et le seul arbitre.»