Il sue, appuie fort sur les pédales, dodeline. La route de l’Ermitage, au-dessus de Thonon, est pentue. «Le chemin Plan-Cabaret, vous connaissez?» Pas fâché de mettre un pied à terre, le cycliste, 70 ans environ, dit qu’il connaît puisqu’il habite à Lonnaz, un hameau plus haut. «Vous venez pour le meurtre? Depuis cette sale affaire, je ne traîne plus dans mon jardin, je fais du vélo, c’est moins dangereux.» Il regarde le lac au loin, enveloppé de brumes: «Marcel, je le voyais de temps en temps, un homme sans histoires, un bon vivant qui avait la main sur le cœur. C’est un fou qui l’a tué, il n’y a pas d’autre explication.» Il enfourche sa bicyclette et lance: «N’écrivez pas mon nom, tout le monde a peur par ici.»
Lundi 14 mai 2012, vers 16h, Marcel Desbiolles, 76 ans, retraité des Papeteries du Léman, est touché au thorax par une balle alors qu’il jardine. Il décède une semaine plus tard. Le mystère demeure à ce jour total. Sa famille, épouse, enfants, petits-enfants, sont murés dans le silence.
Chemin Plan-Cabaret, une dizaine de pavillons qui se ressemblent, du gazon, des volets clos. Les fils de la sonnette électrique des Desbiolles sont arrachés, pour dissuader les journalistes. Que se passe-t-il sur ces monts du Chablais? C’est une vieille dame – elle non plus ne donne pas son nom –, rencontrée chez le boucher-charcutier d’Armoy, le gros bourg du dessus, qui répond: «Les journaux disent qu’il y a un tueur en série qui tire sur les retraités chez eux, quatre ou cinq morts en tout, ça nous traumatise.»
Plus précisément: quatre victimes de tireurs embusqués. Une série qui a commencé en 1995 par Pierre Marchal, abattu d’une balle dans le dos, chez lui, à Lugrin, près d’Evian. Puis Jean-Pierre Maire, la soixantaine, cible en octobre 2009 de deux tirs à dix jours d’intervalle à son domicile de Publier. Il a survécu. Puis Jacky Meynet, 60 ans, tué le 16 mai par une balle dans la nuque alors qu’il dînait dans sa cuisine à Champanges. Enfin Marcel Desbiolles. La brigade de recherche de Chambéry, qui enquête, est peu loquace.
Points communs: même mode opératoire, le tireur tapi parfois à plus de cent mètres, les victimes sont toutes des retraités à l’exception de Pierre Marchal (51 ans à sa mort), toutes résidaient dans un périmètre de 10 kilomètres, toutes étaient inconnues des services de police et toutes ces affaires demeurent non élucidées. Mais les armes sont différentes: .22 long rifle, fusil de chasse, pistolet Drulov.
Eric Maillaud, procureur de la République d’Annecy, résume: «Des recoupements sont bien entendu effectués mais l’enquête ne se dirige pas vers un profil de tueur en série parce que les faits sont très espacés dans le temps. Mais on ne ferme pas la porte à cette éventualité.»
Les victimes se connaissaient-elles? A priori non, «mais si on remonte à l’arrière-grand-mère de chacun, on trouvera forcément un lien», ironise Eric Maillaud. Autre interrogation: pourquoi tant de crimes non résolus sur une si courte période? Deux messieurs, à la terrasse de l’Echo des Montagnes, hôtel-restaurant d’Armoy: «Ici, on est habitués au mystère. Dans les années 80, à Lonnaz, la fille Peillex a été assommée à mort, pas de coupable. Et puis le cas Lisoto, à Thonon, un gars qui avait la soixantaine et qui a été décapité, ils n’ont jamais retrouvé la tête ni celui qui l’a coupée.»
Gaston Lacroix, le maire de la commune de Publier, qui pendant dix ans a été le collègue de Marcel Desbiolles, ajoute: «Un jour, c’était il y a trois ans de cela, j’ai vu une de mes employées de mairie partir comme chaque jour à 17h, elle a rangé ses stylos, est rentrée chez elle, a mis des cuisses de poulet à décongeler pour son mari et ses enfants et puis depuis plus rien, plus de nouvelles, disparue, pas de trace d’utilisation de carte bancaire, de téléphone, rien…»
Armoy-Champanges, 12 kilomètres par une route qui tourne. Zone artisanale du Clos-du-Chêne. Il est encore écrit Meynet sur un grand hangar à l’abandon qui abritait l’entreprise de Jacky. Il venait de se mettre en retraite, cherchait à vendre. Le pavillon familial est à proximité. Un garagiste, un peu las, dit juste ceci: «Avec Jacky, on se disait bonjour, bonsoir, voilà tout. Les histoires, la magouille, ça ne me regarde pas.» Crime passionnel, avait laissé entendre le procureur à l’époque, car Jacky aurait eu deux voire trois autres femmes dans sa vie. Mais l’hypothèse a été écartée. Autre hypothèse: crime type professionnel, car dans la région la lutte est féroce pour emporter les marchés. Un journaliste local indique: «Entre les Italiens, les Turcs, les Portugais et les natifs, c’est la guerre.»
La veuve de Jacky Meynet, jointe par téléphone, ne veut pas parler: «Je vis un cauchemar, je ne sais rien, j’ai confiance en la police.» Quatre jours après sa mort, le chalet familial a été visité de nuit et fouillé de fond en comble.
Champanges-Publier, 5 kilomètres. Inutile de chercher la trace de Jean-Pierre Maire, qui a échappé à deux tentatives de meurtre. Il a quitté la région, a même sans doute changé d’identité. On le comprend. Il fut pendant vingt ans le numéro deux du commissariat de Thonon, a exercé avant à la préfecture de police de Paris. Un règlement de compte lié à son ancienne activité?
Publier-Lugrin, 10 kilomètres et un retour plus long dans le temps puisque les faits remontent au 28 décembre 1995. Pierre Marchal, professeur de mathématiques, conseiller municipal d’opposition de gauche. Bel homme, impétueux, prompt à blâmer les promoteurs sans foi ni loi et à promouvoir la réhabilitation des écoles et autres espaces publics. Une bizarrerie cependant: il s’est porté acquéreur au bord du lac d’une maison de maître avec tour et plage. Un luxe qui ne colle pas avec le personnage. Autre élément divulgué par un proche du dossier: les gendarmes auraient retrouvé chez lui des photos et vidéos «de charme» ainsi que des sous-vêtements féminins, des strings. Rien de condamnable. Mais la possibilité troublante de l’existence d’un jardin secret… Dossier clos en 2002. Retour à Armoy, auprès de la vieille dame de la boucherie-charcuterie. Elle jure que Marcel Desbiolles ne peut être mêlé à aucune sale affaire. «Il emmenait mon vieux mari, qui a 88 ans, au marché de Thonon, un ménage parfait, ils sont venus manger chez nous plusieurs fois, il n’y avait pas, comme on dit chez nous, d’en-dessous entre eux.»
Gaston Lacroix, le maire de Publier confirme: «Marcel, c’est le chic type, une vie simple et honnête, on était agent de maîtrise tous les deux aux Papeteries, c’était un blagueur, un sacré sportif qui ne partait jamais seul faire du ski, il lui fallait du monde, de la compagnie. Il n’a rien à voir avec certains milieux ou avec les enjeux financiers énormes dans la région.» En amont du pavillon des Desbiolles, la forêt de Thonon toute proche, d’où le tir est parti, et son parcours de santé qui attire beaucoup de monde. Des coups de fusil sont souvent entendus, chasseurs, braconniers, des jeunes ivres qui jouent à la guerre avec de vraies armes. Eric Maillaud croit à l’hypothèse de la balle perdue. «Des imbéciles qui s’amusent stupidement, il y en a dans le secteur.»
«Ici, on est habitués au mystère»