Suisse - UE
Dans le premier entretien accordé depuis son arrivée à Berne il y a six mois, l’ambassadeur de l’Union européenne en Suisse ouvre le jeu. Il annonce le dégel imminent des dossiers restés en rade depuis le 9 février 2014

A son arrivée le 12 septembre en Suisse, le nouvel ambassadeur de l’UE Michael Matthiessen s’était fait discret. Le Parlement était en plein travaux de mise en œuvre de l’initiative «contre l’immigration de masse». Toute irruption dans le débat public aurait été délicate. Aujourd’hui, ce diplomate aguerri s’exprime sans détour sur l’avenir des relations bilatérales et de l’Union européenne.
Le Temps: Cela fait 6 mois que vous êtes en poste en Suisse. Qu’avez-vous découvert de ce pays que vous ne connaissiez pas ?
Michael Matthiessen: Beaucoup parce que je n’avais jamais vécu en Suisse avant de venir en poste ici. Mon épouse et moi apprenons et découvrons tous les jours. J’apprécie ce contraste entre l’importance des traditions et du terroir d’un côté et l’innovation de l’autre. La Suisse est un microcosme de l’Europe, avec différentes langues, paysages et cultures. J’essaie de rencontrer des gens de milieux très différents. J’ai pas mal voyagé, j'ai visité différents cantons, je suis régulièrement en Suisse romande. J’ai aussi fait mon premier Davos, avec douze commissaires européens sur place. Les Suisses sont un peuple très ouvert, mon expérience ici a été jusqu'à présent très positive.
- Vous savez que vous incarnez un espoir en Suisse ?
Vraiment ?
- Vous êtes le Danois qui a dû, en 1992, expliquer à Bruxelles le refus du traité de Maastricht par votre pays. Vous devez comprendre le scepticisme de petits états par rapport à l’UE…
Je suis un Européen convaincu. Mais on a tous un passeport. Lors du «non» danois au traité de Maastricht, je m'occupais des Balkans au sein du ministère des affaires étrangères à Copenhague. Alors que l’ex-Yougoslavie implosait, le ministre m’appelle et me demande si je peux partir à Bruxelles expliquer le vote des Danois. J’ai fait ce travail d’explication et j’ai été ensuite très impliqué pour trouver une solution pour le Danemark. Tout cela pour dire que je comprends peut-être certains réflexes, certaines réactions en Suisse. Mais la différence est que le Danemark est un État membre de l'UE à plein titre et maintenant je suis l’ambassadeur de l’Union européenne en Suisse.
- L’Union européenne (UE) est en proie à de grands doutes sur son fonctionnement et son avenir, accentués par le Brexit. Le président de la Commission Jean-Claude Juncker a présenté des options de renaissance pour l’UE dans un livre blanc. Est-ce le moment de mener cette réflexion-là ?
L’Union européenne est vivante, en réflexion permanente. Dans quelques jours, nos chefs d’État et de gouvernement vont se rencontrer à l’occasion du 60e anniversaire des Traités de Rome. Ils vont regarder vers l’arrière, voir quel chemin a été parcouru. Mais les célébrations à venir seront aussi l’occasion de se projeter vers l’avant. Le monde change et l’Union européenne doit s’adapter. C’est un bon moment pour le faire. C’est lié au 60e anniversaire des Traités de Rome, mais aussi, ne le cachons pas, au Brexit. Nous voulons réfléchir sur la meilleure manière d’avancer à 27.
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- L’une des options du livre blanc suggère de s’en tenir aux fondamentaux économiques de l’Union. La Grande-Bretagne parle d’une simple zone de libre-échange…
Le repli sur le marché intérieur est une des options mentionnées. Mais aucun choix n’a encore été fait. La Commission européenne veut, par ses propositions, ouvrir le débat. Aux chefs d’État, aux parlements nationaux, à la société civile et à la jeunesse de s’en emparer. C’est nécessaire. Et le livre blanc évoque aussi tous les progrès réalisés. Nous avons eu 70 ans sans guerre, du jamais vu en Europe ! C’est quand même formidable d’avoir une zone de paix, de stabilité, de prospérité depuis si longtemps. Ces derniers dimanches, dans beaucoup de villes européennes, des jeunes se réunissent avec des drapeaux européens, et ils seront aussi nombreux samedi à Rome. Ils croient à un futur pour l’Europe.
- Cette réflexion sur l’avenir de l’UE peut-elle vraiment contribuer à resserrer le lien distendu entre les citoyens et les institutions européennes ?
Oui, je le pense. Cette critique n’est d’ailleurs pas toujours correcte. Il existe beaucoup de possibilités pour les citoyens de se faire entendre par différents canaux. Le système européen est certes complexe – le système suisse l’est aussi – mais démocratique. Mais il est vrai qu’il faut maintenant renforcer le débat, le dialogue et utiliser tous les moyens à disposition pour aller à la rencontre des citoyens. Sur la sécurité, sur une Europe plus sociale, nous avons besoin d’être plus en communication avec la population.
- Vous mentionnez l’espace de paix qu’a permis l’UE depuis 70 ans. On a l’impression que cet argument ne porte plus auprès des jeunes générations…
C’est l’un des problèmes. La génération de Messieurs Delors, Kohl, Mitterand n’existe plus. Si je peux me permettre, je crois que la génération politique actuelle ne rappelle pas suffisamment que le projet européen est un projet de paix. Souvent, lorsque les choses vont mal, c’est la faute de Bruxelles. Lorsqu’elles vont bien, c’est grâce à la politique menée au niveau national. J’ai des enfants qui ont 27 et 29 ans. Ils vivent l’UE comme allant de soi: on passe les frontières sans s'en apercevoir, on étudie à l'étranger, on est libre de travailler et résider dans le pays européen de son choix. La jeunesse d’aujourd’hui ne comprend pas où était l’Europe il n’y a pas très longtemps. Il est très important qu’à l’occasion du 60e anniversaire des Traités de Rome, on fournisse cet effort d’explications.
- La Suisse observe de près l’évolution de l’UE. Certains estiment pouvoir tirer parti des réformes et voient dans le Brexit des opportunités qui pourront être utilisées à notre avantage. Ont-ils tort ?
Il est risqué de penser comme cela. Trois millions de citoyens européens vivent en Grande-Bretagne, un million de Britanniques vivent sur le continent. Il faut trouver une solution mais ça peut être long et plus compliqué qu’on ne le croit. Et personnellement, je ne suis pas certain que la Suisse puisse profiter de ce qui va se passer. Il faut se méfier des vœux pieux.
2017 est l’année de la normalisation, de la dédramatisation
- Il y a quand même ce paradoxe : la Suisse a joué les bons élèves sur la libre circulation des personnes, tandis que la Grande-Bretagne négocie sur une ligne dure. Or Londres est au sommet de l’agenda européen et la Suisse continue à avoir des dossiers en souffrance à Bruxelles..
Certes la Grande-Bretagne avance, mais sait-on où les Britanniques veulent aller et quel sera le résultat ? Mon impression est que Londres recherche autre chose que Berne. La Grande-Bretagne n’a pas l’air de vouloir rester dans le marché intérieur auquel la Suisse a accès, ce qui est d’ailleurs bénéfique pour elle mais aussi pour l’Union. Les échanges entre la Suisse et l’UE atteignent un milliard d’euros chaque jour ouvrable.
- Mais cela ne sert à rien de jouer le jeu... Quinze dossiers suisses restent bloqués à Bruxelles.
Le dégel arrive! Après la solution trouvée par le Parlement suisse sur l'immigration en décembre, nous entrons aujourd’hui dans une phase plus positive, après trois ans où les relations étaient très tendues. Certains dossiers, comme Horizon 2020, ont déjà été débloqués en décembre. Sur les autres dossiers – sans entrer dans les détails – il y a deux catégories : les blocages liés à l’accès au marché persisteront tant qu’on n’aura pas trouvé d’entente sur un accord cadre institutionnel. Mais les blocages qui étaient dus à la libre circulation des personnes et au vote du 9 février 2014 sont en train d’être levés. Le feu sera au vert dans les jours ou semaines à venir. 2017 est l’année de la normalisation, de la dédramatisation. Et elle peut s’avérer aussi une fenêtre d’opportunité. En plein Brexit, avec le 60e anniversaire des Traités de Rome et une situation géopolitique inquiétante, le moment est peut être bien choisi pour que l’Union européenne et la Suisse se rapprochent encore.
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- Le contexte géopolitique trouble pourrait servir de tremplin aux relations bilatérales, dites-vous. C’est surprenant. On dit souvent que le dossier suisse est en-dessous de la pile à Bruxelles...
Après six mois en poste ici, c’est peut-être le conseil que je me permets de donner. Bien sûr, la Suisse a ses intérêts et l’UE les siens. Mais la Suisse n’est pas n’importe qui pour l’Union européenne. Il y a 1,4 million de citoyens de l'UE qui vivent et travaillent ici, la Suisse est notre 3e partenaire commercial, 2e si l’on parle des services. Dans ce contexte, faisons un effort commun pour avancer.
- Sur l’accord-cadre, les négociations achoppent sur les détails finaux. La Cour de justice européenne dit le droit, le comité mixte tente de régler les litiges. Mais s’il n’y arrive pas, la Suisse aimerait être soumise à une simple amende. Pourquoi l’UE n’y souscrit pas ?
De bons travaux ont été effectués ces dernières semaines. On fait des progrès. Il s’agit de trouver un mécanisme pour régler les désaccords d’une part. D’autre part, de voir comment on peut respecter la souveraineté de la Suisse. C’est cela la quadrature du cercle.