En entrant dans l’immense halle de bois, on est assailli par des bruits de scie et de marteau puis par une forte odeur de peinture. Derrière les échafaudages métalliques, on aperçoit le blanc éclatant de la coque rafraîchie du Neuchâtel. Suivi comme son ombre par sa chienne Tina, Marc Oesterle se faufile difficilement entre les artisans au travail. A 80 ans, le mécène bernois dispose d’une mobilité réduite. Dans sa tête, en revanche, tout va extrêmement vite. Il multiplie les anecdotes sur le chantier et les références historiques à la navigation à vapeur. «C’est ma grande passion, avec les vieilles voitures et les chiens», souligne-t-il, l’œil espiègle.

Depuis dix ans, l’histoire du Neuchâtel et celle de Marc Oesterle sont étroitement liées. Le dentiste retraité de Spiegel, près de Berne, a sorti de sa poche 5 des 11 millions de francs nécessaires à la réhabilitation du bateau à vapeur sur le chantier naval de Sugiez (FR). «Je suis seul, je n’ai pas d’enfants, pas de famille et je n’ai pas besoin de cet argent pour vivre», explique-t-il avec détachement.

Avec sa chemise à carreaux et son pantalon usé, Marc Oesterle n’est pas du genre à plastronner. Quand on l’interroge sur son sentiment à l’idée d’assister à la mise à l’eau du Neuchâtel le 14 août prochain dans le canal de la Broye, il insiste sur «la succession de petits miracles» qui a mené à «ce grand bonheur».

Le premier «miracle» est d’une extrême banalité: en 1997, Marc Oesterle fait la connaissance d’un chiot, baptisé Patches, qui attend sa maîtresse devant la Migros de Spiegel. Une rencontre décisive: il le prend en affection, le prend parfois en pension «pour dépanner» et finit par l’adopter.

En 2004, l’ancienne propriétaire de Patches, avec qui il est resté en contact, fait une croisière sur le lac de Thoune lors d’une rencontre des canots à vapeur. Elle découvre le nom de Marc Oesterle sur la liste des mécènes qui ont financé la restauration du Blümlisalp, un bateau à aubes rénové en 1992. Comme clin d’œil, elle lui envoie une carte postale du Neuchâtel achetée sur le stand de l’association Trivapor, qui veut faire revivre le dernier vapeur des Trois-Lacs. «Sans la carte, et donc sans le chien, je n’aurais jamais entendu parler du Neuchâtel», souligne le retraité.

Marc Oesterle écrit immédiatement à l’association pour proposer une rencontre. Quelques jours plus tard, il reçoit la visite de Denis Barrelet, journaliste qui s’est mis en tête en 1999 de sauver le bateau, morceau de patrimoine des Trois-Lacs. «Il est arrivé chez moi avec une ferveur extraordinaire, se souvient le Bernois. J’ai tout de suite décidé de participer à l’aventure.»

En 2004, Trivapor est très loin d’avoir atteint son objectif. Le navire appartient encore à des privés, qui l’exploitent comme restaurant flottant dans le port de Neuchâtel, comme c’est le cas depuis qu’il a cessé de naviguer, en 1968. Laissé sans entretien, amputé de sa machine à vapeur, de la moitié de ses roues à aubes et de ses parois étanches, il ne ressemble plus guère au bijou mis en service en 1912, comme un certain Titanic. «C’était une épave», résume Marc Oesterle.

Survient alors le deuxième «miracle»: les membres de Trivapor tombent sur une annonce du Dampfer Zeitung qui fait état de la mise en vente d’une machine à vapeur Maffei 576 à Rotterdam. Vérification faite sur place, elle présente toutes les caractéristiques pour entrer dans la coque du Neuchâtel. Son coût: 300 000 francs, dont 10% à verser de suite. L’association ne dispose d’aucunes liquidités. A peine arrivé, Marc Oesterle débloque la situation. «C’était une opportunité à ne pas manquer, une chance inouïe, comme de trouver une aiguille dans une botte de foin», estime-t-il avec le recul.

Reste l’essentiel: racheter le bateau, que ses propriétaires rechignent à vendre. L’affaire se conclut finalement le 22 février 2007, après d’interminables discussions. La transaction, fixée à 600 000 francs, est facilitée par les difficultés du restaurant. «Il y avait 140 places et ils accueillaient à peine 10 personnes par soir, détaille Marc Oesterle. A ce rythme, on ne tient pas longtemps.»

Les démarches ne sont pas achevées pour autant. La rénovation d’un bateau comme le Neuchâtel implique le respect de normes de sécurité très strictes. L’Office fédéral des transports valide la procédure d’approbation des plans en janvier 2010. A l’automne, la Maffei 576 et le Neuchâtel, tiré par un chaland, prennent la direction du chantier naval de Sugiez, au bord du canal de la Broye. Le bateau de 153 tonnes est mis à sec grâce à une grue géante, transportée par 36 camions. La même installation sera utilisée pour la mise à l’eau.

Lancés immédiatement, les travaux de rénovation ont été dirigés par Shiptec, société technique de la Compagnie de navigation du lac des Quatre-Cantons. Entre six et dix ouvriers sont présents cinq jours sur sept sur le site de Sugiez depuis l’automne 2010. Plusieurs entreprises locales ont été associées au projet. Et ce n’est pas fini: une fois le bateau à l’eau, il faudra encore réaliser les aménagements intérieurs.

Au total, ce chantier gigantesque coûtera un peu plus de 11 millions de francs. Outre Marc Oesterle, «mécène exceptionnel», Trivapor a pu compter sur la participation de plus de 4000 membres et donateurs. Parmi eux, les «jeudistes», retraités qui se retrouvaient une fois par semaine à Sugiez pour participer aux travaux. Le solde du financement a été apporté par l’Office fédéral de la culture (1,3 million), la Loterie romande (1,4 million), l’Etat de Vaud (700 000 francs), l’Etat de Neuchâtel (400 000 francs), la Banque cantonale neuchâteloise (250 000 francs) et plusieurs communes riveraines des Trois-Lacs. Les cantons de Berne et Fribourg n’ont pas versé le moindre centime.

Si tout se passe comme prévu, le Neuchâtel effectuera ses premiers tests de navigation cet automne. Il sera amarré dans le port de Neuchâtel dès son entrée en service, prévue au printemps 2014. «Cela tombera sur le bicentenaire de l’entrée du canton de Neuchâtel dans la Confédération», précise Marc Oesterle.

Le bateau, qui restera la propriété de la fondation Trivapor, sera exploité par la Société de navigation sur les lacs de Neuchâtel et Morat (LNM). Une bonne affaire? Selon le professeur saint-gallois Jürg Meister, qui a réalisé une étude sur la question en 2008, le seuil de rentabilité sera atteint avec 110 passagers par course. Le navire pourra accueillir entre 250 et 300 personnes.

Marc Oesterle est impatient d’être au 14 août. Il espère que son ami Jean Panhard, dernier patron de la doyenne des marques automobiles, sera de la partie à 100 ans bien sonnés. «Il aimerait venir, mais il ne reste qu’un TGV par jour, ce n’est pas pratique. Mais c’est sûr, on trouvera une solution.»

Une histoirede «miracles», dont le premier est la rencontre avec un chien devant une Migros